Cela étant, je dois vous annoncer mon mariage et la naissance de mon premier-né. C’est une fille qui porte le second prénom de notre mère, Élodie. Quel que soit notre éloignement, moi, en Nouvelle-France, et vous si distant et si peu soucieux de sentiments fraternels, je vous confie votre nièce si la guerre qui s’aggrave venait à nous emporter, mon épouse et moi. Un jeune Indien recueilli, Naganda, élevé dans mes factoreries et qui a toute ma confiance, a reçu mes instructions afin de tout tenter pour reconduire notre fille en France.
Les dernières années ont été fructueuses et vous avez eu votre large part de notre négoce et de son succès. Sachez que je laisserai, d’une manière ou d’une autre, traces de mes volontés dernières. Notre notaire en sera informé, au cas ou je devrais périr dans les événements qui s’annoncent.
Embrassez nos sœurs. N’oubliez pas que je vous confie Élodie. Votre malgré tout très affectionné frère,
Claude.
Nicolas recopia soigneusement le texte dans son petit carnet noir, replia la lettre avec soin avant de la réinsérer dans le tiroir secret. Il repoussa tout le système dans le placage de bois précieux, replaça le grand tiroir dans son réceptacle et referma le secrétaire. La suite de ses recherches se révéla infructueuse. Successivement, la chambre d’Élodie — curieusement vidée de tout objet intime ou personnel — et celle de Jean, le fils aîné, n’apportèrent pas de résultats tangibles. Dans la chambrette de Geneviève, Nicolas découvrit, au milieu de poupées, une feuille de papier chiffonnée sur laquelle une main malhabile avait dessiné une scène étrange. Deux personnages vêtus d’une grande cape et d’un haut chapeau, l’un serrant une sorte de mannequin et l’autre tenant une pelle, paraissaient danser une espèce de gigue. Pour le coup, il serra cet étrange tableau dans son habit. L’homme deux fois représenté était-il Naganda ? Tout le laissait penser.
Il acheva son inspection par la chambre commune des sœurs Galaine. Deux lits rapprochés n’en formaient qu’un, occupant presque tout l’espace d’une pièce encombrée d’objets de piété, de deux prie-Dieu et de tableaux à motifs religieux. Outre une petite commode, une sorte d’alcôve servait de cabinet de toilette, le linge et les vêtements étant rangés dans des placards creusés dans la masse du mur. Çà et là, des oiseaux naturalisés demeuraient figés en des pauses fatiguées et ajoutaient une note sinistre et poussiéreuse à cet ensemble ranci.
Soudain Nicolas entendit craquer le parquet du corridor. Qui pouvait bien arriver ? Il supposa que la Miette s’était réveillée et levée, mais le bruit de pas approchait et les intervalles séparant les craquements indiquaient plutôt les pauses d’une très prudente progression. Son premier réflexe fut de chercher autour de lui une cachette. Le placard aux robes ? Certainement pas : le refuge le plus classique était toujours le plus risqué. La cheminée ? Beaucoup trop étroite pour s’y dissimuler. Ce qu’il entrevit en un éclair, ce fut le dessous des deux lits et le tissu de perse fané qui tombait jusqu’au parquet. Il s’y glissa prestement, et se tenait désormais à plat ventre, son dos touchant les bois du lit. Sa respiration déjà accélérée par l’émotion se trouvait encore gênée par une masse de tissu sur laquelle il reposait. Le bruit de pas n’avait pas repris. Le sang qui battait à ses oreilles l’assourdissait. À quelques pouces de son visage, il découvrit une colonne de minuscules fourmis que les tissus semblaient attirer. Beaucoup de maisons, en plus des rats, de la vermine et des puces, étaient fréquentées l’été par ces insectes.
Le bruit reprit, plus proche, très proche... Dans son champ de vision autorisé par les ondulations du tissu, Nicolas vit apparaître deux pieds nus et bruns qui avançaient avec précaution. Ce ne pouvait être que Naganda ; et il devina que le visiteur se livrait lui aussi à une fouille en règle de la chambre. Aurait-il l’idée de regarder sous les lits ? Nicolas frémit quand il le vit s’approcher sur la droite. Le dessus-de-lit remonta, on fouillait brutalement la literie, puis un peu de jour apparut par les crailles du bois : on avait soulevé le matelas. L’Indien piétina encore longtemps dans la pièce, puis finit par s’éloigner. Nicolas attendit un moment que le silence revînt à l’étage. M. Galaine enfermait Naganda, mais oubliait que l’Indien s’était déjà échappé par le châssis du toit et que rien ne lui interdisait de recommencer. Une porte ou une fenêtre mal fermée lui permettait de pénétrer dans la maison. Que pouvait-il chercher, sinon ce fameux talisman, cette pièce secrète accrochée à son cou, dont la perte l’obsédait et dont une perle s’était retrouvée dans la main crispée du cadavre d’Élodie ?
Nicolas espérait que ses propres recherches aboutiraient à quelque chose, même après le passage de Naganda. Il s’y astreignit avec toute la technique d’un professionnel, ce que n’était pas l’Indien. Bien lui en prit, car, en passant la main sous le dessous du tiroir de la commode, il sentit un petit papier légèrement collé par un pain à cacheter. Il le détacha délicatement et lut ce banal billet :
N°8
Reçu en gage un lot pour une valeur remboursable de dix-huit livres, cinq sols, six derniers.
À échéance d’un mois. Ce trente et unième de mai 1770.
Signé : Robillard,
Fripier, rue du Faubourg-du-Temple.
Un prêteur sur gages ? Un usurier ? Un moyen pour les sœurs Galaine de se faire des ressources supplémentaires ? Ce n’était pas tant la nature du billet que sa date qui intriguait Nicolas. Le 31 mai 1770 était le lendemain de la catastrophe de la place Louis-XV. Cela ouvrait bien des voies. Il recopia aussi le reçu, puis le recolla à sa place dans la commode en mouillant de salive le petit rond de pain à cacheter. Au fond du placard, il trouva une paire de chaussures de femme souillées, dont l’empreinte portait des taches de charbon ou de bois brûlé ainsi que de fins morceaux de paille. À laquelle des deux sœurs appartenaient-elles ? À Charlotte, l’aînée, ou à Camille, la cadette ? Sans raison apparente, la présence des fourmis lui revint à l’esprit. Il replongea sous le lit et en sortit des bandes étroites de lin souillées de traînées jaunâtres où couraient encore quelques insectes. Les ayant approchées de son nez, il eut un haut-le-cœur en respirant une forte odeur de lait tourné. Pourquoi les sœurs conservaient-elles ce chiffon souillé ? Cela éveilla pour lui une idée lointaine à laquelle il se promit de réfléchir. Il laissa le tout en place et sortit de la chambre.
Miette dormait toujours, elle n’avait pas bougé. Nicolas passa dans la chambre d’Élodie pour observer de la fenêtre la perspective de la rue Saint-Honoré qui s’emplissait de Parisiens endimanchés. Il vit ainsi revenir la famille Galaine. Leur deuil paraissait incongru sous ce soleil éclatant, mais ces règles étaient intangibles et impératives. Chacun connaissait dans la bourgeoisie boutiquière le strict protocole des tenues et des parures à réserver pour ces circonstances. Prendre ou non le bonnet d’étamine noire ou le fichu de gaze sombre participait de la bonne éducation. Seul le roi portait le deuil en violet, et la reine en blanc. Et encore, les Galaine, dans l’affolement d’un drame et en l’absence d’un corps toujours en dépôt à la Basse-Geôle, n’avaient pas arrêté les pendules, ni tendu de noir les meubles ni voilé les miroirs.