Il entendit bientôt le pas traînant de la cuisinière venue reprendre sa veille auprès du lit de la servante. Il en profita pour s’échapper un moment, car il lui restait une personne à interroger. Il l’entendit chantonner dans sa chambre, insensible à la tristesse ambiante. La petite Geneviève l’accueillit avec une moue qui la fit ressembler à son père. Assise sur un petit tabouret d’enfant elle tortillait une de ses boucles.
— Bonjour, mademoiselle, dit Nicolas.
— Je ne suis pas mademoiselle. Mademoiselle, c’était Élodie. Moi, c’est Geneviève. Et toi ?
— Nicolas. Vous étiez malade, je crois ?
— Oh ! oui. Mais pas comme Miette.
— Vous l’aimez bien, Miette ?
— Oui, mais elle pleure trop. J’aime pas Élodie.
— Ta cousine ? Et pourquoi ?
— Elle ne veut jamais jouer avec moi. Miette est très malade. Je crois que c’est à cause du monstre.
— Le monstre !
Elle s’approcha de lui et lui prit la main.
— Oui, le monstre qui l’a emmenée voir la fête.
— Où avez-vous pris cela ? Vous étiez malade et couchée.
— Non, non ! Je me suis levée, j’ai glissé sur le parquet, j’ai écouté et je sais tout. Je sais tout ! C’est comme cela. J’ai vu la Miette partir avec un monstre au visage blanc. Il avait un grand chapeau noir, et après, les autres...
— Quels autres ?
— Les mêmes.
— Vous voulez dire qu’ils sont revenus après être partis ?
Elle se mit à le frapper de ses petits poings.
— Non, non, tu ne comprends rien, il fallait compter...
Mme Galaine surgit à la porte.
— Que faites-vous à ma fille, monsieur ? demanda-t-elle sèchement. Non content d’imposer votre présence, vous torturez cette enfant !
— Je ne torture personne, madame. Je parlais à votre fille, et c’est une conversation que j’aurai à reprendre tôt ou tard, ne vous en déplaise.
Indifférente à ces éclats, Geneviève se mit à nouveau à chantonner les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vague, sautillant d’un pied sur l’autre.
Nicolas considérait Mme Galaine. Le mystère de cette femme n’était pas le moindre de cette enquête. Elle était encore jeune, mais d’une beauté déjà voilée, comme troublée par l’expression d’une angoisse. D’où venait l’ombre qui pesait sur ce visage ? S’agissait-il de la conséquence d’un mariage mal assorti, dans lequel la mésestime à l’égard du mari nourrissait la frustration d’une âme délicate ? De quoi était fait ce caractère presque violent, qui se manifestait dans la défense de son enfant ou dans son refus obstiné de répondre aux questions, au risque de laisser peser sur elle les plus graves soupçons ? Oui, se répétait Nicolas, seul un lourd secret pouvait justifier cette attitude rageuse de bête traquée. Il fit une dernière tentative.
— Madame, songez que vous n’avez rien à redouter de moi ; je puis tout entendre, tout comprendre et vous aider. Mais, de grâce, parlez si vous savez quelque chose ou, du moins, défendez-vous et confiez-moi l’emploi de votre temps la nuit de la catastrophe. Votre silence, autrement, ne pourra s’apparenter qu’au mensonge et à la dissimulation.
Elle le scruta avec une intensité presque palpable. Elle ouvrit la bouche ; il crut qu’elle allait parler. Une vive rougeur lui montait aux joues ; elle porta ses deux mains à sa face empourprée, dont l’expression se durcit à nouveau. Il sentit qu’elle avait failli baisser la garde et céder, mais qu’elle s’était aussitôt refermée. Elle serra convulsivement sa fille contre elle et recula en jetant à Nicolas un regard presque haineux.
Dans le corridor, il croisa Charles Galaine et supposa qu’il avait entendu cet échange sans vouloir intervenir. Il lui demanda à brûle-pourpoint de lui communiquer le nom du notaire de la famille. L’autre cilla, interdit et hésitant. Devant l’insistance du commissaire, il finit par lui indiquer qu’il s’agissait de Maître Jame, rue Saint-Martin, en face la rue aux Ours. À ce moment, Semacgus réapparut, un panier d’osier au bras et tenant Cyrus en laisse, tout rajeuni et frétillant de cette sortie inattendue.
— Quel équipage ! dit Nicolas, alors que Charles Galaine s’esquivait. Vous voilà chargé comme une mule !
— Faites le bien à vos amis, voilà comme ils vous traitent ! En revenant je suis passé à l’hôtel d’Aligre. Mais descendons...
Dans l’office, il lui découvrit ses trésors : un chapon au gros sel, des langues de Vierzon, un flacon de bourgogne. Du pain et des croquets complétaient ce festin, fis s’attablèrent sans vergogne. Le chirurgien tenta une nouvelle fois de mettre Nicolas en garde contre les inconvénients qu’entraînerait un constat officiel du caractère extraordinaire des phénomènes observés. Que diable, ajoutait-il, nous ne sommes ni au fond de l’Afrique ni dans nos comptoirs de l’Inde pour en juger autrement ! Pour dérider Nicolas que ces propos assombrissaient, il lui raconta le dernier « miracle » observé à Paris, une dizaine d’années auparavant. Le peuple, lors d’une procession au faubourg Saint-Antoine, avait imaginé qu’une statue en plâtre de la Vierge, placée dans une niche, tournait la tête pour saluer le passage de son divin fils. Le lendemain, cinquante mille personnes obstruaient la chaussée et allumaient des cierges aux pieds de la statue. Ce concours de peuple devint si considérable que la police ne sut comment le disperser.
— Et alors ? demanda Nicolas, amusé.
— Alors, on remarqua que la statue était adossée à la boutique d’un marchand épicier dont le principal négoce était de vendre des cierges. En effet, il eut bientôt vidé son magasin ! Finalement, on enleva la Vierge qui fut transportée et enfermée dans un lieu retiré et secret.
— Cela me fait penser, dit Nicolas, que M. de Sartine m’avait dépêché, le 25 avril dernier, aux cérémonies de la Sainte-Chapelle, la nuit du Vendredi saint. Il fallait veiller à ce que rien de fâcheux n’arrivât, là aussi, à la foule qui s’y assemble. Vous savez que la tradition veut que tous les possédés se rendent dans cette église pour se guérir des diables qui les tourmentent. On les touche alors avec des reliques de la vraie croix. J’ai observé que leurs hurlements cessent aussitôt et que leurs contorsions se calment. Ils sortent du sanctuaire ayant recouvré leur état normal. M. de Sartine m’a expliqué, en ricanant, que ce sont des mendiants que l’on paie pour jouer ce rôle ! Mais comment croire que des prêtres respectables accepteraient de se prêter à une si indécente comédie ?
— Il n’en démord pas, le bougre ! Les prêtres en ont fait bien d’autres ! Et, au reste, qu’est-il besoin de créer des possédés ? L’espèce est si commune qu’il n’est pas nécessaire d’en fabriquer de factices. L’un des vices de votre raisonnement est de confondre les choses avec leurs caricatures, et la religion avec la superstition, si tant est que la religion...