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— Tu me menaces, prononça une autre voix d’homme, comme tu m’as un jour bravé, toi qui as tenté de séduire ma fille, ta propre sœur.

Nicolas fléchit sur ses genoux : la Miette parlait désormais avec la voix de son parrain, le marquis de Ranreuil, son père.

— Oui, ton père, reprit la voix impitoyable. Et l’homme qui te prête le chien, je le vois frappé, à ta place.

Après ce dernier trait, la Miette retomba. Ils demeurèrent de longs instants immobiles, incapables de se regarder ou de dire un mot. Nicolas ne cessait de s’interroger ; pourquoi cette « chose » — il ne pouvait plus la nommer autrement — s’en prenait-elle à lui, dévoilant des secrets de sa vie passée que lui seul connaissait, qu’il conservait enfouis au fond de son cœur comme une blessure toujours ouverte ? Il devinait vaguement que toute cette frénésie devait être liée à sa visite au père Grégoire, que la créature qui s’exprimait par l’intermédiaire de l’enveloppe corporelle de la Miette avait reconnu en lui son principal adversaire, celui par lequel surgirait peut-être le trait fulgurant destiné à la rejeter dans les ténèbres extérieures. Il frémit de la malédiction lancée contre le vieux procureur de la rue Montmartre, son ami et son hôte.

Un bruit de voix et des pas précipités provenaient de l’escalier ; ils s’y jetèrent tous. Un vieil homme montait vers eux, suivi de Mme Galaine. Ses cheveux blancs ébouriffés, la respiration sifflante et la livrée en désordre, Poitevin, le vieux valet de M. de Noblecourt, tomba dans les bras du commissaire.

— Oh ! monsieur Nicolas, Dieu soit loué, je vous trouve ! On a assassiné M. de Noblecourt.

VIII

CHRISTOPHE DE BEAUMONT

Mar quirit pidi evidomp

Birniquen collet ne vezomp

Si tu veux bien prier pour nous

Nous ne périrons jamais

Anonyme breton

Nicolas s’efforça de maîtriser l’émotion qui le submergeait. Lui, quelquefois si pusillanime dans la prémonition des événements à venir, dans la construction dramatique des conséquences, possédait au plus haut point le sang-froid et la rapidité de décision qui s’imposent dans les graves occurrences. Après l’avoir laissé reprendre souffle, il interrogea Poitevin. M. de Noblecourt était sorti très tôt, accoutumé à faire sa marche matinale, depuis que M. Tronchin, son médecin de Genève, lui avait prescrit cet exercice destiné à combattre son embonpoint et à fluidifier ses humeurs. À peine avait-il franchi la porte cochère que plusieurs individus — le détail de l’agression avait été rapporté par le mitron de la boulangerie du rez-de-chaussée — s’étaient jetés sur lui, le rouant de coups. M. de Noblecourt s’était effondré et sa tête avait heurté une borne. Le mitron ayant donné l’alarme, on avait porté le vieux magistrat dans sa chambre et appelé un docteur du voisinage. Catherine avait demandé à Poitevin d’aller quérir en voiture Nicolas, rue Saint-Honoré. Il était dans l’incapacité de donner de plus amples détails sur l’état de son martre et suppliait M. Nicolas de venir à son chevet.

— Il va t’accompagner sur-le-champ ! s’écria une voix forte.

Semacgus venait de faire son entrée. Il s’inclina devant Mme Galaine qui le considérait avec irritation.

— Mille pardons, madame, je me suis cru autorisé d’entrer, la porte étant ouverte.

Il se tourna vers Nicolas.

— J’ai jugé bon, après les occupations heureuses de la nuit, de venir vérifier si les vôtres vous avaient tout autant satisfait.

Nicolas l’entraîna à l’écart.

— Guillaume, la nuit a dépassé tout ce que je vous ai conté hier. Vacarme dans ma chambre et crise terrible de la Miette. Elle a parlé avec la voix des morts.

— Des quoi ? Que me chantez-vous là ?

— Je n’ai guère le temps de vous détailler la chose. Qu’il vous suffise de savoir que par la voix de cette servante, Mauval — vous vous souvenez ? — et mon père, le marquis de Ranreuil, m’ont parlé ! Et de surcroît, ces voix ont révélé des secrets connus de moi seul.

— Diable ! Diable ! fit Semacgus. Quel mistigri vous a-t-on repassé là ! Et Cyrus, au fait ?

— Il en a éprouvé une peur extrême. Je n’ai pas le temps d’en discuter. Je dois aller rue Montmartre. Je vous demande de rester ici. Je crois qu’en premier lieu la cuisinière requiert vos soins ; nous l’avons trouvée sans connaissance. Pour la Miette, la journée est calme, d’habitude. Eh oui, nous en sommes à l’habitude !

— Comptez sur moi, dit Semacgus, courez chez notre ami, je suis tout aussi impatient que vous de connaître son état.

Nicolas annonça aux Galaine son absence momentanée et les pria de s’en remettre au docteur Semacgus pour tout ce qui intéressait l’état de la Miette. Charles Galaine parut vouloir lui parler, mais se ravisa. En bas de l’escalier, Nicolas heurta la petite Geneviève, assise sur la dernière marche dans sa longue robe de nuit.

— La Miette est bien méchante, dit-elle. Elle m’a réveillée. J’ai eu très peur avec ses cris.

— Ma foi, vous écoutez et entendez tout, ici !

— Ce serait difficile de ne pas l’entendre.

— Vous êtes une petite fille très intéressante, mais je dois vous quitter.

— Tu as tort ; je connais des choses. Tu les sauras pas, tu les sauras pas !

Nicolas hésita, partagé entre l’urgence de l’heure et le risque de passer à côté d’informations utiles.

— Écoutez, si vous connaissez des choses, je vous écoute, et tout cela restera entre nous.

La précision était habile, mais il ressentait avec amertume la tromperie de son propos.

La petite se leva, se haussa et glissa à l’oreille de Nicolas :

— Voilà, j’ai entendu. J’ai entendu la Miette dire à Élodie qu’elle ne voulait pas s’engeancer d’un fardeau qui la ferait jeter dehors si on venait à le découvrir.

— Et alors ? Qu’a répondu Élodie ?

— Qu’il y avait moyen d’y pourvoir et qu’elle l’y aiderait.

— Et ensuite ?

— C’est tout. Quelqu’un est venu et je me suis sauvée.

— Et vous ne l’avez dit à personne ?... À vos parents ?

— Non... non.

Il perçut une hésitation chez l’enfant.

— Oui, je comprends, mais vous me devez tout dire.

— Je l’ai dit à tante Camille et à papa.

Elle parut contrite d’avoir laissé échapper cet aveu.

— C’est bien naturel, la rassura Nicolas. Y a-t-il autre chose ?

— Élodie, elle mangeait beaucoup. Elle emportait des choses dans sa chambre, même que ça attirait les souris. Elle grossissait beaucoup, beaucoup. Je l’ai vue un jour en jupons. Elle m’a frappée en me menaçant si j’en parlais.

— Et tu en as parlé ?

—- Oui, à papa.

— Et la pelle ? demande Nicolas, qui savait choisir le moment opportun qui surprend le témoin.

Effarée, la petite rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— C’est toi, méchant, qui a pris mes dessins !

— La question n’est pas là. Vous dessinez très bien. Que représente ce personnage qui tient une pelle ?