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M. de Noblecourt agita la main avec gaieté et tendit son verre vide au docteur Dienert, ravi de cette affaire qui l’autorisait, avec la bénédiction de la faculté, à renouer licitement avec des gourmandises que sa goutte proscrivait.

Sous la voûte de l’entrée, Nicolas informa le commissaire de ce que lui avait confié Poitevin. Il alla frapper à la porte du fournil et revint avec un mitron d’une douzaine d’années, pieds nus, tout enfariné, et embarrassé de ses mains couvertes de pâte à pain.

— Jean-Baptiste, commença Nicolas, Poitevin m’a dit que tu avais été témoin de l’agression contre M. de Noblecourt. Peux-tu nous conter cela ?

— J’attendais Pierre qui avait du retard. C’est le garçon boulanger...

Le gamin s’arrêta et regarda derrière lui pour s’assurer que personne ne les écoutait.

— Il arrive toujours ivre le matin, et je le conduis à la pompe pour le réveiller. Enfin, je l’attendais. J’ai entendu la porte de l’escalier s’ouvrir. À cette heure matinale, j’ai bien cru que c’était vous, monsieur Nicolas, qui descendiez. Or, c’était le vieux monsieur qui chantait à mi-voix. À ce moment, trois hommes ont jailli de l’ombre. Ils l’ont frappé à coups de canne. Le vieux monsieur les a cramponnés. Es l’ont repoussé et il est tombé sur cette borne.

Il la désigna du doigt.

— Il semblait mort. Celui qui les commandait et qui avait un uniforme leur a dit : « Bon Dieu, c’est pas le bon ! C’est pas le commissaire. »

Nicolas fureta tout autour de l’entrée, une main dans sa poche. Soudain, il se baissa et ramassa quelque chose sur le sol. Il tendit au commissaire Fontaine un petit objet brillant.

— Ceci pourrait bien appartenir à l’un des agresseurs. Noblecourt l’aura sans doute accroché et arraché en tombant.

— Curieuse chose. Avez-vous idée de ce que cela peut être ?

— Oh ! Une sorte d’ornement, de parure... Jean-Baptiste nous parlait d’un uniforme.

Fontaine rendit l’objet à Nicolas.

— Je présume, mon cher confrère, qu’il vous revient de suivre cette affaire ? Elle vous concerne à plus d’un titre. Il y a eu erreur sur la personne, et c’est vous qui étiez visé.

— Vous êtes trop aimable, je vous en remercie. Je vous tiendrai au courant.

— À charge de revanche, et saluez M. de Sartine de ma part.

Nicolas sourit. On lui prêtait une influence dont il n’avait pourtant jamais usé, ni au bénéfice ni au détriment de ses collègues. Il remonta dans le fiacre qui avait attendu et ordonna qu’on le conduisît rue Neuve-Saint-Augustin, à l’hôtel de police. Rassuré sur l’état de M. de Noblecourt, il devait maintenant voir le lieutenant général de police, lui expliquer les circonstances et le convaincre d’obtenir l’aval du roi afin que soit saisi l’archevêque de Paris et mis en branle le processus qui conduirait l’Église à décider des mesures rituelles contre un cas de possession avéré. La nature même de sa pensée le frappa, comme si son propre siècle, celui de Voltaire et des encyclopédistes, se dissipait soudain en illusions, rejetant la ville et ses habitants dans des temps révolus. Et pourtant, il n’avait pas rêvé ce qu’il venait de vivre rue Saint-Honoré. Ses muscles lui faisaient encore mal des efforts prodigués pour maîtriser la Miette sur sa paillasse soulevée.

Il revint sur l’attentat perpétré contre le vieux procureur. Tout cela coulait de source. Le major Langlumé lui vouait une solide rancune, sans aucun doute accrue par les premières conséquences de l’enquête sur la catastrophe de la place Louis-XV, et il avait décidé de se venger. Nicolas avait feint de trouver par terre le ferret recueilli dans la serrure de la porte des combles de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires. La fureur qui le soulevait à la pensée que l’inoffensif Noblecourt se trouvait mêlé à cette affaire et y avait risqué sa vie lui avait inspiré ce tour de bonneteau qu’une candide morale réprouvait. Sa seule justification résidait dans l’impossibilité de confondre Langlumé d’une autre manière. N’empêche, il devait se souvenir, afin de ne point se charger l’âme d’un remords inutile, que M. de Noblecourt avait échappé de peu à la mort et que si sa tête avait frappé un peu plus durement la borne, c’eût été d’un crime que le major des gardes de la Ville aurait eu à répondre.

Tout alla très vite. À l’hôtel de police, Sartine était absent et ne reviendrait que le lendemain à Paris. Nicolas récupéra le hongre prêté par la grande écurie de Versailles et qu’aucun coureur disponible n’avait encore reconduit. Il prit le temps d’écrire une courte note à Bourdeau pour le charger de diverses missions. Il franchit ensuite la Seine jusqu’aux Carmes déchaux, où il conta au père Grégoire horrifié les péripéties de la nuit passée. Convaincu par son récit, celui-ci rédigea un billet destiné à l’archevêque de Paris, dans lequel il lui recommandait Nicolas et se portait garant de la sincérité de ses propos. Il bénit une nouvelle fois Nicolas avant de se mettre en prières devant la Vierge de marbre blanc, orgueil du sanctuaire.

Nicolas rejoignit la route de Versailles par Meudon et Chaville à travers bois et jaillit sur la place d’Armes sur le coup d’une heure. Il était aussi fourbu que sa monture qui, écumante, hennissait de plaisir à retrouver son écurie. Après l’avoir confiée à un palefrenier, il se dirigea aussitôt vers l’aile des Ministres, persuadé que M. de Sartine devait y travailler avec M. de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi. Il ne s’était pas trompé, un commis lui confirma la chose au milieu du vacarme des solliciteurs venus en foule dans l’espoir d’une audience ou d’un mot bref accordé entre deux portes. Nicolas était réputé comme apprécié du ministre et tous les barrages s’ouvrirent devant lui. Après une courte attente, il fut introduit. M. de Saint-Florentin et le lieutenant général de police, accoudés à une petite table à jeu, examinaient une pile de documents dans lesquels Nicolas reconnut les rapports de la haute police sur les étrangers séjournant à Paris.

— Comment, comment, dit M. de Saint-Florentin, voilà notre bon M. Le Floch ! Je suppose vraiment, vraiment, que vous ne nous dérangez pas pour rien ? Quel mauvais vent vous conduit ici ?

Nicolas savait rester clair tout en étant concis. Le ministre l’écoutait, le regard perdu dans le vague et le menton dans son poing. Sartine, en apparence impassible, ne parvenait cependant pas à maîtriser l’agitation de son pied droit.

— Ainsi, conclut Nicolas, je souhaiterais avoir licence et autorisation de saisir de ce cas exceptionnel Sa Grandeur, l’archevêque de Paris. Si je puis me permettre...

— Permettez, permettez.

— Si nous n’agissons pas ainsi, la chose n’étant déjà plus secrète, nous risquons de voir l’Église s’arroger le droit de régler l’affaire seule, sans contrôle.

— Bien vu cela, bien vu. Qu’en pensez-vous, Sartine ?

— J’ai tendance à penser qu’une fois de plus M. Le Floch prend les vessies pour des lanternes, mais comme chaque fois tout s’organise, au bout du compte, pour lui donner raison, j’incline à lui donner, si le roi l’ordonne, carte blanche sur cette affaire. De plus, ajouta-t-il avec un geste significatif, si cela tourne mal, nous n’aurons pas l’archevêque contre nous, car il sera obligé de faire front commun. Cette raison seule me convainc, car, pour le reste, je ne crois pas au diable et à toutes ces momeries. Cependant, si l’eau bénite les dissipe, il ne faut pas gâcher notre plaisir ! Toutefois, je me méfie du personnage. Souvenez-vous de l’affaire de laGazette ecclésiastique.