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Ils ne croisèrent aucun membre de la famille, qui demeurait claquemurée dans ses chambres. Au rez-de-chaussée, la servante pénétra dans l’office et ouvrit une porte en demi-cintre de bois ajouré qui donnait sur un raide escalier. Ils se retrouvèrent tous dans une cave de belles dimensions, emplie de ballots de toile de jute qui devaient contenir, au jugé de l’odeur fauve qui accablait l’atmosphère, des peaux destinées au négoce de la maison Galaine. La Miette s’arrêta devant l’un d’eux, tomba à genoux et se mit à pleurer en joignant les mains comme si elle priait puis, brusquement, s’effondra inanimée. Le prêtre et Semacgus coururent lui porter secours. Nicolas poussa le ballot ; dessous, le sol en terre battue avait été récemment remué, sans doute creusé, puis aplani. Il se chercha un outil, mais ne trouva que son canif de poche. Il gratta la terre encore assez meuble à l’endroit suspect, avant d’en dégager quelques boisseaux avec ses mains. Ses doigts sentirent bientôt un morceau de tissu, et une odeur de décomposition s’exhala. Elle monta vers lui et surmonta l’âcre parfum des peausseries. Il poursuivit avec précaution son travail de dégagement pour mettre finalement au jour une petite masse oblongue et légère, enveloppée de chiffons : le corps déjà abîmé d’un nouveau-né, recroquevillé dans ses langes.

La Miette avait repris connaissance, mais selon Semacgus, toute raison s’en était échappée. Elle restait incapable de parler, et encore moins de répondre aux questions posées. Il fallait aviser, et jamais Nicolas n’était plus à l’aise que dans ces moments de désordre où un semblant de raison devait être rétabli dans un univers déconcerté. D’abord, le père Raccard reconduirait dans sa chambre la Miette, pour laquelle il n’y avait rien à faire dans l’immédiat. L’exorcisme avait réussi ; il fallait laisser reposer la malade plongée dans son marasme et s’en remettre à la douce pitié du Seigneur. Peut-être la raison lui reviendrait-elle. Semacgus examinerait le cadavre de l’enfant après les premières constatations ; il serait par la suite déposé à la Basse-Geôle, où Sanson procéderait à l’autopsie. Ils étaient seuls au courant de cette découverte. Deux morts suspectes dans la maison, c’était trop ; il fallait arrêter toute la maisonnée et les mettre au secret à la prison du Châtelet, séparés les uns des autres. La cuisinière et Geneviève, la petite fille, seraient seules autorisées à rester au logis. Dorsacq, le commis de boutique, serait appréhendé à l’aube.

Nicolas entendit soudain par le soupirail au ras de la rue Saint-Honoré une voix qui appelait ; il reconnut Bourdeau. L’inspecteur possédait la qualité précieuse et quasi magique d’apparaître toujours au moment où sa présence était le plus nécessaire. Nicolas remonta et courut l’accueillir. Bourdeau paraissait pressé de lui communiquer diverses informations, mais Nicolas l’interrompit dans ses explications et le mit brièvement au courant des événements extraordinaires survenus dans la maison. Bourdeau, l’air faraud et moqueur, clignait des yeux, ce qui eut le don d’irriter Nicolas, qui le bouscula quelque peu et lui ordonna d’appeler le guet, d’établir un cordon autour de la maison, de convoquer des voitures et de conduire les Galaine au Châtelet. Dorsacq devait être saisi au saut du lit et rejoindre les autres sur-le-champ. Quant au reste, il serait bien temps de l’examiner plus tard. Et, ajouta le commissaire, les moqueurs feraient bien de s’abstenir, n’étant au fait de rien, n’ayant pas vu ce qu’il avait vu et qu’on ne vienne pas, pour couronner le tout, lui apprendre, tout quinaud, que l’un ou l’autre des suspects s’était homicidé. Il fallait les surveiller tous étroitement. Bourdeau, riant sous cape, fit remarquer avec un air benoît que certains adjoints prenaient de plus en plus le ton de leur chef, et que le commissaire Le Floch se mettait à sartiniser avec la plus grande aisance et volupté. Cela eut le don de détendre l’atmosphère et un fou rire nerveux s’empara de Nicolas sous le regard effaré de Semacgus qui les rejoignait, portant le petit cadavre dans ses bras.

Bourdeau disparut pour exécuter les instructions reçues. Le corps du nouveau-né lui avait été confié pour son transfert à la Basse-Geôle. Nicolas songea à nouveau à Naganda. Une sourde prémonition le tenaillait. Pourquoi le tambour s’était-il arrêté ? Une voix intérieure lui conseillait de ne pas s’inquiéter, qu’il avait cessé simplement parce que le rituel auquel se consacrait l’Indien avait pris fin. Il voulut en avoir le cœur net et fit signe à Semacgus de le suivre. Ils remontèrent au grenier. La clé était toujours sur la porte de la soupente. Nicolas l’ouvrit et éleva le bougeoir dont il s’était muni. Le corps inanimé de Naganda gisait sur le sol, un couteau planté dans le dos. Semacgus se précipita, s’agenouilla et lui prit le pouls. Il releva la tête, souriant.

— Il vit, il vit ! Il respire. Il faut le tirer de là, l’arme ne paraît pas avoir touché d’organe noble. Elle est maladroitement plantée de biais. Le risque serait que la pointe ait porté au poumon gauche et qu’il s’ensuive une effusion sanguine qui risquerait d’asphyxier notre homme. Aidez-moi, Nicolas.

Ils relevèrent le grand corps et l’installèrent sur la paillasse. Semacgus était transformé. Il ôta son habit et son gilet.

— Trouvez-moi un bout de tissu et du vin ou du vinaigre.

Nicolas redescendit dans sa chambre et revint l’instant d’après, tenant à la main une des petites fioles d’eau des Carmes dont le père Grégoire le fournissait avec une touchante régularité. Semacgus se lava les mains.

— On ne fera jamais le compte exact de tous nos soldats et marins péris d’avoir été manipulés par des mains sales. On ne sait trop comment l’expliquer, mais c’est ainsi.

Il s’agissait d’ôter l’arme sans aggraver les lésions possibles et sans susciter d’hémorragie qui noierait le poumon de la victime. À la lueur de la chandelle, l’opération se déroula sans difficulté, facilitée par la perte de connaissance de Naganda. La lame avait traversé un muscle, puis buté sur une côte. Une chemise neuve de Nicolas, déchirée, fit un pansement provisoire honorable. La plaie ne saignait plus. Leurs bras disposés en berceau, ils retournèrent le blessé qui revenait à lui. Le chirurgien versa sur ses lèvres quelques gouttes d’eau des Carmes qui le firent grimacer et le réveillèrent tout à fait.

— Je... fit-il en maîtrisant un cri. Que m’est-il arrivé ?

— C’est plutôt à nous à vous poser la question, dit Nicolas.

— J’ai senti une forte douleur dans le dos, et puis plus rien.

— On vous a proprement planté un couteau entre les omoplates. Vous étiez sans doute dans l’une de vos étranges cérémonies et j’ai entendu votre tambour s’arrêter. Cela m’a intrigué et m’a paru bizarre. Comme une intuition...

— Il était écrit que vous seriez la main du destin et que vous me sauveriez la vie. La grenouille sacrée l’avait prévu. C’est sans doute vous, sans le savoir, qui êtes le fils de la pierre.

— Votre sauveur, le voici, c’est le docteur Semacgus.

— Je crois, Nicolas, dit l’intéressé, que vous mésestimez votre capacité à prévoir les événements. Si nous n’étions pas intervenus, monsieur serait mort. Et le fils de la pierre s’applique à vous comme un gant.