— Comment cela ?
— Ne m’avez-vous pas raconté que le chanoine Le Floch, votre tuteur et père adoptif, vous avait découvert sur la pierre tombale du gisant des seigneurs de Carné, dans la collégiale de Guérande ? Voilà une énigme fort claire présentement résolue. Nous continuons, pour le coup, à vivre dans l’inexplicable. Cela devient une habitude. On s’y fait, ma foi !
— Naganda, soupçonnez-vous quelqu’un en particulier ? demanda Nicolas.
— Je n’ai jamais rencontré dans cette demeure autre chose qu’hostilité et menaces, répondit l’Indien.
— N’avez-vous rien à ajouter à ce que vous m’avez déjà confié ?
— Non, rien.
— Il est essentiel de tout me dire. Si la mémoire vous revenait de quelques faits intéressants, n’hésitez pas à m’appeler. À propos, vous prétendez toujours être demeuré, près d’une journée, drogué et endormi ?
— Je le maintiens.
— Soit. J’ai le regret de vous annoncer — et cela n’a aucun lien avec notre conversation — que les occupants de cette maison seront placés au secret dans une prison d’État.
Semacgus fit un mouvement de dénégation en désignant du doigt la blessure.
— Compte tenu de voue blessure, poursuivit Nicolas, vous serez transporté à l’Hôtel-Dieu afin d’y recevoir les soins qu’elle nécessite. La vérité désormais ne devrait pas être longue à apparaître. Disposez-vous d’une pelle ?
Naganda le regarda dans les yeux.
— Je n’en ai pas, mais vous en trouverez une dans l’appentis de la cour, avec les ustensiles de jardin et une brouette qui sert à transporter les ballots de peaux à leur arrivée.
Nicolas laissa l’Indien aux bons soins de Semacgus. Il redescendit dans la boutique pour réfléchir et attendre Bourdeau, le guet les exempts et les voitures. C’était la première fois qu’il pouvait faire le point sur les événements de la nuit. Il ne parvenait pas encore à surmonter le choc de circonstances d’une intensité telle que leur caractère insensé continuait à s’imposer à son esprit. Il ne savait plus que penser de la tempête levée dans cette maison par la possession de la Miette. Au fur et à mesure que se dissipait la fièvre de la crise, la raison lui revenait, et avec elle les arguments de la logique et les suggestions du scepticisme. Certes, il n’avait pas rêvé, et ses compagnons non plus, mais il fallait reprendre pied sur la terre ferme, celle des faits, des preuves et de la vie humaine au quotidien.
Il restait que la crise de la Miette, quelle qu’en fût l’origine, avait entraîné son enquête dans une direction nouvelle, en faisant découvrir ce qui apparaissait bel et bien comme un infanticide. On pouvait supposer que les crises de la Miette avaient pour origine la conscience troublée d’une jeune fille en situation intéressante et qui avait peut-être donné la main à l’assassinat d’un nouveau-né. Ceci expliquait cela, et Nicolas était assez enclin à estimer que la complicité dans un acte aussi barbare pouvait conduire à un délabrement de l’âme et aux manifestations étranges qui en étaient la conséquence. Encore fallait-il être assuré que le nouveau-né avait subi des manœuvres dolosives qui avaient conduit à son décès. Seule l’ouverture du corps pourrait en apprendre davantage. Ainsi, paraissait-il assuré qu’Élodie, fille légère, entourée de multiples soupirants, avait récolté le fruit de ses égarements. Avait-elle décidé elle-même ce crime, s’était-il accompli à son insu, et qui pouvaient en être les instigateurs ou les complices ?
Nicolas s’était assoupi dans un fauteuil de la boutique. Bourdeau le réveilla une heure plus tard en frappant à la devanture. La maison connut aussitôt une vive agitation. On apporta deux brancards, l’un pour Naganda et l’autre pour la Miette, que Nicolas ne souhaitait pas laisser derrière lui, avec l’espoir qu’elle pourrait recouvrer ses esprits et apporter son témoignage. Il faudrait, dans ce cas, veiller avec le plus grand soin à ce qu’elle n’ait de contacts qu’avec la police. La famille Galaine, terrée dans ses repaires, fut rassemblée. Un exempt arriva bientôt avec Dorsacq, habillé en désordre et le cheveu ébouriffé. Nicolas leur tint un petit discours sans évoquer ni les résultats de la séance d’exorcisme ni la macabre découverte de la cave. Il leur signifia qu’au point où son enquête était parvenue, il jugeait essentiel pour la manifestation de la vérité qu’ils fussent séparés les uns des autres et placés au secret dans une maison de force jusqu’au terme de ses investigations. Ceux qui n’avaient rien à se reprocher ne pouvaient que se satisfaire d’une mesure qui accélérerait sans aucun doute la marche et le dénouement de cette affaire. Quant aux autres... Devant le silence de son mari prostré, Mme Galaine se fit l’avocat de la famille, vivement soutenue par ses deux belles-sœurs. Elle cria au déni de justice et protesta avec énergie de l’arbitraire du commissaire dont le parti pris éclatait aux yeux de tous en cette circonstance. Elle en appelait aux magistrats et engageait les siens à ne se point laisser faire et à résister à leur scandaleux enlèvement. Il lui fut répondu qu’on avait tout pouvoir pour décider de leur sort, et que ce qu’elle nommait arbitraire n’était autre que la volonté du roi, agissant par son commissaire, et que toute discussion s’apparenterait à de la sédition.
Le départ fut tumultueux au milieu des cris et des protestations. Une longue théorie de fiacres et deux fourgons qui contenaient les malades prirent la direction du Châtelet et de l’Hôtel-Dieu. Avant de quitter à son tour la rue Saint-Honoré, Nicolas s’entretint un moment avec la cuisinière, à qui il confia Geneviève. Elle l’assura de son savoir-faire, lui rappelant qu’elle avait déjà élevé le père et les tantes. La brave femme craignait de demeurer seule dans une demeure agitée par le malin depuis plusieurs jours, mais Nicolas finit par la convaincre que tout danger était passé et qu’un de ses hommes serait en permanence à proximité pour parer à toute éventualité. Son besoin de s’épancher et son souci de retarder le départ de Nicolas la conduisirent à s’étendre avec attendrissement sur le passé sans qu’il songe à l’interrompre, et à enchaîner quelques anecdotes sur l’enfance de Camille et de Charlotte. Enfin, emportée par ses souvenirs, elle lui apprit que, dans leur jeunesse, un grave différend les avait dressées l’une contre l’autre. Il s’agissait d’une rivalité amoureuse, et leur opposition véhémente avait fini par dégoûter leur prétendant commun.
Nicolas monta ensuite voir Geneviève, qui ne dormait pas. Assise dans son lit, elle serrait contre son cœur un pantin de chiffon, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tenta de la consoler, lui expliquant la situation avec des mots simples et sans entrer dans les détails. Il la borda et elle s’endormit presque aussitôt. Cyrus, qui avait accompagné le commissaire, jouait languissamment avec une boulette de papier, la mâchouillant de ses vieilles dents. Intrigué, Nicolas la lui tira de la bouche et, après l’avoir dépliée, l’approcha de son bougeoir. Il découvrit avec stupeur et une espèce de jubilation une écriture qu’il connaissait. C’était celle de Claude Galaine, le père d’Élodie, mort en Nouvelle-France. Il s’agissait de ses dernières volontés écrites sur un parchemin de petit format, plié et replié. Elles portaient clairement que toute sa fortune, énumérée en bas du document et qui consistait en une masse considérable de capitaux placés et de propriétés, devait revenir à sa fille unique, Élodie. Toutefois, elle n’en aurait que l’usufruit, dans l’attente de son premier-né mâle qui en serait l’héritier : Si par malheur elle venait à décéder fille, l’héritage reviendrait au premier-né mâle de Charles Galaine. Voilà qui ouvrait d’intéressantes perspectives. L’essentiel, à présent, était de savoir qui détenait ce document et qui avait pu en prendre connaissance. Nicolas fouilla dans les jouets de la petite fille, et il tomba sur un collier de perles noires, identiques à celle trouvée dans la main d’Élodie, le tout provenant sans conteste possible de l’objet volé à Naganda. Sans doute, Geneviève, séduite par ces perles, les avait-elle renfilées pour se constituer un bijou.