Nicolas était au désespoir d’avoir à la réveiller. La fillette s’étira avec une moue chagrine. Interrogée, elle commença par se taire, puis se mit à pleurer. Oui, elle avait trouvé ce papier et les perles dans la boîte à ouvrage de ses tantes. La boîte contenait un œuf en bois d’acajou pour repriser, et cet objet lui plaisait beaucoup, car il était creux et on pouvait le dévisser. D’habitude, ses tantes y plaçaient des épingles et des aiguilles. La dernière fois qu’elle l’avait ouvert, elle avait trouvé un papier tout plié et des perles noires. Nicolas essaya de savoir à quand remontait cette découverte. Un jour ou deux, la petite ne se souvenait plus vraiment. Nicolas était cependant intrigué par un fait, il avait fouillé la chambre des deux sœurs et n’avait point remarqué ce petit meuble. Il exigea des précisions. Il apprit qu’il n’était pas toujours dans la chambre, mais suivait les pérégrinations des travaux de couture dans les différentes pièces et étages où se trouvaient Camille et Charlotte. Il calma l’enfant, et ne la laissa qu’une fois endormie.
Nicolas remonta dans sa chambre prendre son portemanteau. Il n’y avait plus trace ni de Semacgus ni du père Raccard dans la maison ; sans doute avaient-ils accompagné leurs patients. Bourdeau, toujours prévoyant, lui avait réservé une voiture. Nicolas ordonna qu’on le conduisît rue Montmartre. Il souhaitait à la fois ramener Cyrus au bercail — le vieux chien, au demeurant folâtre et gaillard, méritait un bon repas et un peu de tranquillité —, faire toilette et prendre des nouvelles de M. de Noblecourt. Quand il arriva sous le porche du vieil hôtel, la boulangerie exhalait la réconfortante odeur de la première fournée. Passé la porte cochère et après avoir prié la voiture de l’attendre, il entendit une petite voix timide le héler. C’était le jeune mitron.
— Monsieur Nicolas, j’ai à vous dire qu’en balayant ce matin j’ai trouvé une chose en métal, la même que celle que vous avez ramassée hier. Je l’ai gardée, pensant qu’elle vous intéresserait.
Il lui tendit un petit ferret doré identique à celui trouvé dans la serrure des combles de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires.
— Tu ne pouvais me faire plus grand plaisir ! s’exclama Nicolas.
Il fouilla dans sa poche, en tira une poignée de liards et les offrit à l’enfant qui les reçut en rougissant.
— As-tu déjà monté les petits pains à M. de Noblecourt ?
— Pas encore. Je m’y apprêtais en guettant votre retour.
— Veux-tu parfaire mon contentement ? Ajoute aux pains mollets quelques croissants et brioches. Aujourd’hui, je dévorerais bien la boutique et le mitron avec !
Le garçon s’enfuit en riant. Le jour qui se levait mettait dans la vieille cour une lueur indécise. Le carré de ciel virait du bleu-noir au gris perle. Des oiseaux pépiaient et s’ébrouaient près d’une flaque. Un jour nouveau succédait à l’horreur des ténèbres. Ferait-il éclater la vérité ? Permettrait-il de confondre les coupables en faisant le lien entre les éléments composites et péniblement rassemblés au cours de l’enquête ? Serait-il illuminé par une vision fugitive et irraisonnée qui mêlerait les informations comme les dés dans le cornet puis les rejetterait dans un ordre nouveau en faisant éclater la solution ? La découverte d’un nouveau ferret écartait tout scrupule de l’esprit de Nicolas. En dépit du nihil obstat de M. de Sartine et de son absolution administrative, il n’était pas convaincu jusque-là que l’acte destiné à confondre Langlumé n’appartenait pas à ceux dont on garde le souvenir amer tout au long de sa vie. La providence, cette justice immanente, venait d’en décider autrement. Ce ne serait pas seulement l’attentat contre un vieil homme que la loi punirait, mais aussi l’offense faite à un magistrat, c’est-à-dire au détenteur d’une partie de l’autorité royale.
La maison Noblecourt était déjà en pleine effervescence. Après une bonne nuit, le vieux magistrat s’était éveillé à l’aube, juste un peu moulu suite à l’agression de la veille, mais ragaillardi et affriandé à l’idée de pouvoir faire une pause, avec la bénédiction de la Faculté, dans son austère régime habituel. Il avait commandé son chocolat et attendait ses pains mollets. Lorsque Nicolas entra dans sa chambre, le vieil homme, revêtu d’une robe en perse amarante et la tête enveloppée dans un madras qui cachait ses pansements, surveillait avec impatience les pas menus de Marion et les grandes enjambées de Catherine qui dressaient toutes deux le couvert près de la fenêtre donnant sur la rue. Cyrus, jappant et gémissant, se précipita aux pieds de son maître.
— Ah ! mon vieux compagnon, dit Noblecourt mi-ironique, mi-ému, tu as dû vivre de bien terribles aventures avec Nicolas ! Tu pars sans un regard mais tu reviens content de te retrouver céans !
Il se tourna vers Nicolas en désignant sa tenue d’un geste théâtral.
— Ne me trouvez-vous pas grand Mamamouchi, ainsi ? Quid novi, mon bon ami ? Vous paraissez fatigué. Prenez place, asseyez-vous et contez-moi tout par le détail.
Catherine posa un grand plateau avec le chocolat, les tasses, les pains, rejoints par les croissants et les brioches, et trois pots de confiture.
— Je crois qu’il faut d’abord demander à Catherine de préparer une bonne pâtée pour Cyrus, qui n’a pas fait grande chère rue Saint-Honoré.
À ces mots, le chien s’agita et fila sur ses vieilles pattes vers l’office.
— Et de surcroît, vous me l’avez affamé ! Mais que vois-je ? Des croissants et des brioches !
Catherine grommela.
— C’est bour Nicolas, bas bour vous, monsieur. Soyez raisonnable. Les betits bains suffisent.
— Bien, bien. Tu peux disposer.
Mécontent, il la chassa comme s’il écartait une mouche. À peine eut-elle le dos tourné que sa main s’arrondit sur une brioche qu’il emplit, après l’avoir ouverte, d’une large cuillerée de confiture de cerises sous le regard sévère de Nicolas, qui commença son récit. Quand il se tut, le vieux magistrat, rassasié, se recula dans son fauteuil et, après un regard sur la me Montmartre, joignit les mains.