— Rabouine a bien fait la commission à son retour de Versailles. Je me suis rendu, muni du billet que vous aviez joint à vos instructions, chez Robillard, fripier rue du Faubourg-du-Temple. Bouge immonde et galeux au dernier point. Là échouent toutes les défroques hors d’âge des garnis. J’ai dû le secouer un peu, et il a fini par me sortir les garanties du billet à terme. Un drôle de lot qui ne va pas manquer de vous intéresser.
— Je vous écoute, ne me faites pas languir.
— C’est pour mieux vous satisfaire à la fin, dit Bourdeau en riant. Il m’a sorti deux manteaux sombres, deux chapeaux et deux masques en papier mâché blanc. Et, j’oubliais, un flacon de verre d’apothicaire. Cet ensemble hétéroclite lui avait été apporté en toute hâte dans la matinée du 31 mai, dès les premières heures du jour. C’est-à-dire le matin même de la catastrophe de la place Louis-XV.
— Et qui le lui avait apporté ?
— Un jeune homme.
— Sans d’autres précisions ?
— Non. Vous paraissez déçu.
— Aucunement. Mais tout se complique une nouvelle fois. Avez-vous au moins relevé un quelconque signalement ?
— La banalité même. L’échoppe est sombre, peu éclairée le matin, et le Robillard n’a rien vu. D’ailleurs, son métier incite à la discrétion, car de fripier à receleur il n’y a pas loin. Tout s’est déroulé très rapidement. Ce qui était surprenant pour lui, c’était d’avoir à traiter avec un personnage trop bien pour son négoce et qui a abandonné, sans discuter la somme, des vêtements de bonne qualité qui valaient beaucoup plus.
— Ainsi, ce serait un homme... fit Nicolas, songeur. Après tout, pourquoi pas ? Ou une femme déguisée en homme. Tout est possible.
— Vous me voyez désolé, reprit Bourdeau, de n’être pas porteur de plus éclairantes nouvelles.
— Point du tout, Pierre, vous n’y êtes pour rien. Le carton que j’avais découpé ne s’adapte plus à l’ensemble du jeu, c’est tout. Il ne faudra pas oublier de faire examiner ce flacon. Cet objet a contenu quelque chose. Nul doute que Semacgus pourrait nous aider utilement dans ce domaine. Quant aux autres pièces à conviction, veillez à les tenir enfermées dans notre bureau de permanence du Châtelet. Et quoi encore ?
— En sortant des Deux Castors cette nuit, je me suis heurté à M. Nicolas qui surveillait la maison.
— M. Nicolas ? Depuis quand me donnez-vous du Monsieur Nicolas ?
— Non, pas vous, bien sûr. Vous le connaissez, cet imprimeur qui écrit lui-même et qui brave en permanence les censeurs.
— Ah ! Restif, Restif de La Bretonne ! Il a longtemps intrigué le bureau des mœurs. C’est un sacripant très luxurieux, insatiable même.
— Vous savez qu’il n’a rien à nous refuser, et qu’à l’occasion il nous sert d’informateur bénévole. Nous fermons les yeux sur bien des choses... Je lui ai demandé ce qu’il faisait là. Il a paru gêné, a désigné la boutique et a pris la poudre d’escampette en ricanant. Je n’avais guère le loisir de le poursuivre avec toute cette caravane de voitures à ébranler. Mais je reste persuadé d’un mystère à éclaircir et je n’écarte pas, le connaissant, qu’il ait tissé quelque intrigue avec une occupante de la maison Galaine.
— Vu la réputation du personnage, cela me paraît en effet vraisemblable. Pierre, retrouvez-moi son adresse. Il loge, si je ne m’abuse, pas très loin de la rue de Bièvre. Le jour, on peut le pincer chez lui, car il ne sort que la nuit. Est-ce tout ?
— Que non pas ! J’ai consulté le notaire de Galaine. Lui aussi fermé comme une huître. Mais ces tabellions-là, ça ne résiste pas à une parole un peu forte. Des plumassiers !
— Monsieur l’inspecteur, dit Nicolas d’un ton noble, vous vous oubliez. Savez-vous que vous parlez à un ancien clerc de notaire ?
— Dieu merci, vous vous en êtes sorti ! Bref, l’homme a parlé. Aucun testament n’a été déposé à son étude, mais il dispose d’une lettre de Claude Galaine qui l’avertit que ses dernières volontés se trouveront entre les mains innocentes — il a insisté sur ce qualificatif — d’un Indien de la tribu des Algonquins qui, le moment venu, sera chargé de les rendre publiques.
Nicolas se frottait les mains. À la grande surprise de Bourdeau, il sortit de sa poche un petit papier plié qu’il agita victorieusement.
— Le testament, le voici ! Il était dans l’œuf et, auparavant, au cou de Naganda.
Il pirouetta, prit l’inspecteur par l’épaule et l’entraîna dans l’escalier.
X
LUMIÈRE ET VÉRITÉ
« Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »
Rue Montmartre, Nicolas, en équilibre sur le marchepied du fiacre, expliqua à Bourdeau son plan de bataille. Il devait d’abord rencontrer le lieutenant criminel pour parer à tout retour de bâton sur une enquête si peu habituelle. Sans doute ne pourrait-il pas rencontrer M. de Sartine, qui avait passé la nuit à Versailles et serait sur le chemin du retour. Paré de ce côté, il comptait ensuite se rendre au couvent des religieuses de la Conception, là où deux gardes françaises avaient situé le récit d’une scène entre une fille en satin jaune et un personnage qui pouvait être Naganda. Avec un peu de chance, il espérait y trouver quelque indice, si menu soit-il, qui contribuerait à faire progresser les choses.
Pendant ce temps, Bourdeau tâcherait de retrouver Semacgus. Celui-ci ne devait pas être bien loin, possédé lui aussi par le besoin de savoir. Il faudrait également convoquer Sanson à la Basse-Geôle pour l’ouverture du nouveau-né. Le chirurgien de marine ne serait pas de trop pour cette opération. Le bourreau devant effectuer une exécution, le matin même, place de Grève, cela les mènerait jusqu’au milieu de l’après-midi. Resterait à Nicolas à rendre compte à Sartine revenu de Versailles, puis, avant la nuit, d’aller interroger Restif de La Bretonne dont le logis, au dire de l’inspecteur, était situé dans un garni de la rue de la Vieille-Boucherie, sur la rive gauche. Il regretta que, dans tout cela, ne figurât aucun moment disponible pour appréhender le sieur Langlumé, major des gardes de la Ville.
Nicolas se fit conduire au Grand Châtelet. Il fut introduit dans le cabinet du lieutenant criminel, qui enfilait sa tenue de parade. L’une des charges de ce magistrat consistait en effet à assister aux exécutions capitales. Son humeur se ressentait de cette perspective et il reçut Nicolas le visage chaviré ; l’angoisse visible qui le tenaillait fit remonter le personnage dans l’estime de Nicolas, persuadé qu’un être que la mort d’un autre bouleversait ne pouvait pas être tout à fait mauvais. Il ne parut pas scandalisé par les explications de Nicolas. Son seul commentaire fut que « la volonté du roi prévalait sur les règles et usages, que, de toute façon, chacun en faisait à sa tête, que l’ordre normal des choses était bouleversé et qu’il n’avait plus son mot à dire dans une procédure si extraordinaire que, de sa vie, il n’en avait connu de semblable ».
S’échauffant progressivement, il en vint à tenir des propos peu amènes mais, se rendant compte aussitôt qu’il s’adressait à quelqu’un de l’entour du roi, il ravala son exorde, s’adoucit, mit son irritation sur le compte d’une fatigue et d’un énervement passagers. Bref, il finit par donner son aval à tout ce que lui proposait Nicolas, tant sur l’affaire criminelle de la rue Saint-Honoré que sur le cas de Langlumé. Le commissaire obtint ainsi qu’une séance, dont la date restait à fixer, serait organisée avec la famille Galaine dans la salle d’audience du lieutenant général de police, au cours de laquelle, il s’en portait garant, les coupables seraient désignés et formellement convaincus. Compte tenu du caractère particulier de l’enquête et des actes sacramentels autorisés par Sa Majesté et par l’archevêque de Paris, il entendait tenir cette séance à huis clos, afin de ne laisser filtrer aucune information susceptible de troubler le peuple et de menacer l’ordre public.