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Il baissa la voix.

— Beaucoup de nos invités ont mis l’épée à la main pour se faire jour dans la cohue ; cela a donné lieu à une tuerie effroyable à laquelle se sont ajoutées les victimes de voitures jetées au galop pour forcer le passage. M. le comte d’Argental, envoyé de Parme, a eu l’épaule démise et M. l’abbé de Raze, ministre du prince évêque de Bâle, a été renversé et se trouve horriblement froissé.

— M. de Sartine est-il informé de ce qui se passe ? demanda Nicolas.

— Je lui ai dépêché un messager. J’espère que le lieutenant de police est désormais au fait de la gravité de la situation.

Deux hommes entrèrent, portant une femme sans connaissance, en grand falbala, dont l’une des jambes pendait selon un angle inhabituel. Son visage ensanglanté n’avait plus aspect humain, tant il était aplati. Semacgus se précipita, mais, après un court examen, se releva en secouant la tête en signe de dénégation. D’autres corps arrivaient, tout aussi pantelants. Pendant de longs moments, ils aidèrent à l’accueil des blessés avec les pauvres moyens du bord. Nicolas attendait le retour de l’émissaire envoyé à Sartine. Voyant qu’il ne reparaissait pas et après avoir récupéré son habit, il décida de tenter une sortie afin de se faire une idée plus précise du désastre. Il entraîna le chirurgien de marine à sa suite.

Après s’être frayé un chemin dans le désordre d’une foule qui entrait et sortait et dans laquelle ils observèrent avec irritation nombre de curieux oisifs, ils parvinrent sur la place Louis-XV. La grande rumeur de la fête s’était tue, mais les cris et les gémissements montaient de tous côtés. Nicolas heurta de front l’inspecteur Bourdeau, son adjoint, qui donnait des ordres à un groupe d’hommes du guet.

— Ah ! Nicolas, s’exclama-t-il, nous ne savons plus où donner de la tête ! Le feu est circonscrit, les pompes à eau des dépôts de la Madeleine et du marché Saint-Honoré y ont pourvu. Les filous sont presque dispersés, encore que certains tentent de dépouiller les morts. On dégage les victimes, les corps reconnus sont portés sur le boulevard.

Bourdeau paraissait accablé. L’immense esplanade offrait le spectacle terrible d’un champ de bataille la nuit. Une fumée noire et âcre montait en tournoyant, puis, rabattue par les vents, retombait, estompant les lumières sous un voile funèbre. Au centre de la place se dressait, comme un échafaud sinistre, les restes des architectures de triomphe. Entre deux volutes, le monarque de bronze, impavide et indifférent, dominait l’ensemble. Semacgus, qui avait surpris le regard de Nicolas, murmura : « Le Cavalier de l’Apocalypse ! » À gauche, en regardant la rue Royale, le long du bâtiment du Garde-Meuble, on avait commencé à aligner les morts que des sauveteurs fouillaient afin de déterminer leur identité et de l’indiquer sur des étiquettes en vue de faciliter la reconnaissance ultérieure par les familles. Bourdeau et ses hommes avaient rétabli un semblant d’ordre. Des escouades de volontaires descendaient dans les tranchées de la rue Royale après qu’un périmètre difficilement contenu avait été tracé. Une chaîne commençait à se constituer. Dès que les victimes avaient été extraites, on tentait de déterminer celles qui étaient encore en vie afin de les diriger vers des postes de secours improvisés où des médecins et des apothicaires accourus dispensaient leurs soins et tentaient l’impossible. Nicolas constata, horrifié, que remonter les corps n’était pas chose facile, tant les couches successives avaient été pressées par le poids de l’ensemble ; c’était un mortier humain que l’on dissociait avec peine. Il constata aussi que la plupart des morts appartenaient à la classe la plus modeste du peuple. Certains portaient des blessures qui ne pouvaient être dues qu’à des coups de canne ou d’épée donnés volontairement.

— La rue est restée aux plus forts et aux plus riches, grommela Bourdeau.

— Les filous auront bon dos, renchérit Nicolas. Les fiacres et les carrosses ont leur part du massacre, et ceux qui se sont frayé un chemin sanglant, encore davantage !

Jusqu’au petit matin, ils aidèrent à trier les morts et les blessés. Alors que le soleil pointait, Semacgus attira le commissaire et Bourdeau vers un coin du cimetière de la Madeleine où des corps avaient été rassemblés. Il semblait perplexe. Il leur montra du doigt une jeune fille allongée entre deux vieillards. Il s’agenouilla et dégagea le haut du cou. De chaque côté s’imprimaient en marques bleuâtres des traces de doigts. Il remua la tête de la morte dont la bouche était tordue et à demi entrouverte ; elle fit entendre un bruit de sable. Le commissaire considéra Semacgus.

— Voilà une bien étrange blessure pour quelqu’un qui est censé avoir été écrasé.

— C’est bien ce qu’il me semble, confirma le chirurgien. Elle n’a point été comprimée, mais bien proprement étranglée.

— Qu’on fasse mettre le corps à part et qu’on le porte ensuite à la Basse-Geôle. Bourdeau, il faudra prévenir l’ami Sanson.

Nicolas regarda Semacgus.

— Vous savez que je n’ai confiance qu’en lui et... en vous, bien sûr, pour ce genre d’opération.

Il procéda à quelques investigations préalables, mais la victime ne portait que ses vêtements, dont il nota la qualité. Point de sac ni de réticule, aucun bijou. Une des mains étant crispée, il la desserra et trouva une perle noire percée, de jais ou d’obsidienne. Il l’enveloppa dans son mouchoir. Bourdeau revenait avec deux porteurs et un brancard.

La fatigue les submergea alors qu’ils scrutaient le visage convulsé de la jeune victime. Il n’était plus question d’aller se restaurer chez la Paulet. Le soleil qui se levait sur cette matinée de sang et de deuil ne parvenait pas à dissiper la brume humide d’un temps d’orage. Paris était sans contours et sans consistance ; il semblait avoir peine à se réveiller d’un drame qui, de proche en proche, gagnerait la ville et la Cour, frapperait quartiers et faubourgs et assombrirait, à Versailles, le réveil d’un vieux roi et d’un couple d’enfants.

II

SARTINE ET SANSON

« Sic egesto quidquid turbidum redit urbi sua forma legesque et munia magistratuum. »

« Ainsi vidée de sa turbulence, la ville reprend sa forme habituelle, ses lois et ses magistrats avec leur charge. »

Tacite
Jeudi 31 mai 1770

Nicolas traversait une ville figée et étonnée elle-même de se sentir souffrir. Chacun colportait une version différente de l’événement. De petits groupes conversaient à voix basse. Certains, plus bruyants, paraissaient poursuivre une querelle commencée depuis longtemps. Les boutiques, d’habitude ouvertes à cette heure, demeuraient closes comme si elles participaient du deuil général. La mort avait frappé partout et le spectacle des blessés et des mourants ramenés à leur logis avait inondé Paris du bruit de la catastrophe, aggravé de toutes les fausses nouvelles qu’un pareil drame suscitait inévitablement. Le peuple semblait frappé par la coïncidence avec les réjouissances d’un mariage royal. Il augurait mal de tout cela et il discernait d’obscures menaces sur un avenir incertain. Nicolas croisa des prêtres portant le saint sacrement. Les passants se signaient, ôtaient leur chapeau ou s’agenouillaient devant eux.