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« Vous ne pouvez rien faire, vous ? demanda-t-il.

— Euh… Comme quoi, monsieur ? Le coupe-papier ? Euh… Je pense que je pourrais l’arrêter pour coup tordu. »

Le seigneur Vétérini leva les bras au ciel.

« D’accord ! Ce n’est pas de la magie ! Ce ne sont pas les dieux ! C’est quoi, alors ? Et qui va mettre fin à tout ça ? À qui dois-je m’adresser ? »

Une demi-heure plus tard le petit globe de verre avait disparu. Personne ne le remarqua. On ne les remarque jamais.

Madame Cake, elle, savait à qui s’adresser.

« T’es là, Un-homme-seau ? » demanda-t-elle.

À la suite de quoi elle se baissa vivement, au cas où.

Une voix flûtée mais irritée suinta du néant.

« où vous étiez ? impossible de bouger, ici ! »

Madame Cake se mordit la lèvre. Une réponse aussi directe trahissait l’inquiétude de son guide dans l’au-delà. Quand rien ne le tracassait, il passait cinq minutes à parler de bisons et de grand esprit ; pour lui, il devait sûrement s’agir d’esprit-de-vin qu’il se serait empressé de boire s’il était tombé dessus ; du coup, difficile de prévoir le sort qu’il aurait réservé à un bison. Et il n’arrêtait pas d’émailler sa conversation de « ugh » et de « hao ».

« Comment ça ?

— une catastrophe, quelque chose ? un genre de peste éclair ?

— Non. Je ne crois pas.

— ça se bouscule drôlement ici, vous savez, qu’est-ce qui retarde tout ?

— Comment ça ?

— taisezvoustaisezvoustaisezvous j’essaye de parler à la dame ! vous autres là-bas, faites moins de bruit ! ah ouais ? dites donc… »

Madame Cake eut conscience d’autres voix qui tentaient de le couvrir.

« Un-homme-seau !

— sauvage païen, ah oui ? eh ben, savez ce qu’il vous dit, le sauvage païen ? ouais ? écoutez, je suis ici depuis cent ans, moi ! vais pas supporter ça d’un mort à peine refroidi ! bon… ça suffit, espèce… »

Sa voix s’éteignit.

Madame Cake serra les mâchoires.

La voix revint.

« … ah ouais ? ah ouais ? eh ben, p’t-être que t’étais important de ton vivant, l’ami, mais ici t’es plus qu’un drap avec des trous dedans ! ah, t’aimes pas ça, hein…

— Il va recommencer à se battre, m’man, fit Ludmilla, couchée en rond près du poêle de la cuisine. Il traite tout le temps les gens d’“amis” avant de leur taper dessus. »

Madame Cake soupira.

« Et on dirait qu’il va se battre avec beaucoup de monde, ajouta Ludmilla.

— Oh, d’accord. Va m’chercher un vase. Un pas cher, attention. »

On pense communément, sans véritable certitude, que toute chose a son pendant immatériel qui, à l’instant du trépas, existe un bref instant sous la même forme dans l’intervalle plein de courants d’air séparant le monde des vivants de celui des morts. Un détail d’importance.

« Non, pas celui-là. Il était à ta mémé. »

Cette survivance fantomatique ne dure guère sans conscience pour assurer sa cohésion, mais elle peut se maintenir le temps qu’il faut pour ce qu’on a en tête.

« Celui-là, ça ira. J’ai jamais aimé le motif. »

Madame Cake retira un vase orange décoré de pivoines roses des pattes de sa fille.

« T’es toujours là, Un-homme-seau ? demanda-t-elle.

— … je vais te faire regretter d’être mort, espèce de pleurnichard…

— Attrape. »

Elle laissa tomber le vase sur le poêle. Il se brisa.

Un instant plus tard, un bruit lui parvint depuis l’Autre Côté.

Si un esprit désincarné avait tapé sur un autre esprit désincarné avec le fantôme d’un vase, c’est exactement ce qu’on aurait entendu.

« voilà, fit la voix d’Un-homme-seau, et il a ses p’tits frères là d’où il vient, vu ? »

La mère Cake et sa fille velue échangèrent un signe de tête.

Lorsqu’Un-homme-seau reprit la parole, sa voix dégoulinait de satisfaction avantageuse.

« juste un petit différend sur le respect aux anciens, dit-il. fallu régler une histoire d’espace personnel, beaucoup de problèmes ici, madame Cake, une vraie salle d’attente… »

D’autres voix stridentes se mirent à vociférer.

« … pourriez-vous transmettre un message, s’il vous plaît, à monsieur…

— … dites-lui qu’il y a un sac de pièces sur le rebord en haut de la cheminée…

— … Agnès ne mérite pas l’argenterie après tout ce qu’elle a dit sur notre Molly…

— … je n’ai pas eu le temps de donner à manger au chat, est-ce que quelqu’un pourrait aller…

— taisezvoustaisezvoustaisezvous ! » Ça, c’était à nouveau Un-homme-seau. « c’est n’importe quoi, hein ? on est dans une discussion de fantômes, non ? donner à manger au chat ? qu’est-ce que vous faites des « je suis très bien ici, j’attends que tu me rejoignes « ?

— … écoutez, s’il y en a d’autres qui nous rejoignent, on va s’entasser les uns sur les autres…

— c’est pas la question, c’est pas la question, voilà ce que je dis, moi. quand on est un esprit, y a des phrases rituelles à dire, madame Cake ?

— Oui ?

— faut prévenir quelqu’un de ce qui s’passe ici. »

Madame Cake opina. « Maintenant, allez-vous-en tous, dit-elle. Je sens ma migraine qui revient. »

La boule de cristal perdit son éclat.

« Ben ça ! fit Ludmilla.

— C’est pas les prêtres que j’vais prévenir », dit madame Cake, catégorique.

N’allez pas croire que madame Cake n’était pas pieuse. Elle l’était profondément, au contraire, comme nous l’avons déjà signalé. Il n’y avait pas un temple, une église, une mosquée ou un petit alignement de menhirs en ville qu’elle n’avait un jour ou l’autre visité, à la suite de quoi elle avait inspiré davantage de crainte qu’un Siècle des lumières ; la seule vue de la petite silhouette ronde de madame Cake sur le seuil suffisait à couper net le sifflet à la plupart des prêtres, à leur imposer un silence de mort au beau milieu de leurs invocations.

Et puisqu’on parle de mort, justement… Toutes les religions avaient des opinions bien arrêtées sur la communication avec les défunts. Et madame Cake aussi. Pour les religions, c’était un péché de leur parler. Pour madame Cake, la moindre des politesses.

Ce qui entraînait d’ordinaire un débat ecclésiastique houleux au terme duquel madame Cake abreuvait l’archiprêtre de ce qu’elle appelait le « fond de sa pensée ». Elle avait désormais tellement de fonds de sa pensée disséminés en ville qu’on se demandait comment son cerveau ne s’était pas déjà vidé, mais curieusement, plus elle en donnait, plus il lui en restait, semblait-il.

Il y avait aussi la question de Ludmilla. Ludmilla posait un problème. Feu monsieur Cake, quelesdieuxaientsonâme, n’avait jamais ne serait-ce que sifflé à la pleine lune de toute sa vie, et madame Cake craignait que sa fille ne soit une réminiscence d’un lointain passé familial dans les montagnes, à moins qu’elle n’ait attrapé une mutation dans son enfance. Elle était quasiment sûre que sa mère avait une fois fait une allusion discrète au grand-oncle Erasme qui devait parfois prendre ses repas sous la table. N’importe comment, Ludmilla était une jeune femme tout à fait normale et verticale trois semaines sur quatre, et le reste du temps une espèce de louve velue obéissante comme tout.