— JUSQU’AU DERNIER BRIN, MADEMOISELLE TROTTEMENU.
— Ah oui ?
— FAITES-MOI CONFIANCE. »
Mademoiselle Trottemenu le laissa à sa tâche pour retourner à la ferme. Debout à la fenêtre, elle observa quelque temps la silhouette sombre au loin qui passait par-dessus la colline.
Je me demande ce qu’il a fait, songeait-elle. Il a un passé. C’est un de ces hommes mystérieux comme on en voit dans les histoires, j’imagine. Il a peut-être commis un vol et il se cache.
Il a déjà fauché tout un rang. Un brin à la fois, mais quand même plus vite qu’un homme qui faucherait par andains…
La seule lecture de mademoiselle Trottemenu, c’était l’Almanach et Catalogue de graines du fermier, lequel pouvait durer une année entière dans les cabinets si personne n’était malade. En plus des renseignements sérieux sur les phases de la lune et les semailles, l’ouvrage prenait un certain plaisir macabre à rapporter les diverses tueries, rapines brutales et catastrophes naturelles qui accablaient l’humanité, du genre : « 15 juin, année de l’Hermine impromptue. Ce même jour, il y a cent cinquante ans, un homme a été tué par une étonnante averse de goulasch à Quirm », ou « Quatorze morts des mains de Chume, le jeteur de harengs de sinistre mémoire. »
Ce qu’il fallait retenir de ces histoires, c’est qu’elles se passaient très loin, peut-être à la suite d’une intervention divine. Les seuls événements locaux se résumaient au vol d’un poulet de temps en temps et au passage accidentel d’un troll errant. Évidemment, on trouvait aussi des voleurs et des bandits dans les collines, mais ils vivaient en bonne intelligence avec les gens du cru et jouaient un rôle prépondérant dans l’économie locale. Quand bien même, se disait mademoiselle Trottemenu, elle se sentirait certainement davantage en sécurité avec quelqu’un d’autre chez elle.
La silhouette sombre à flanc de colline avait bien entamé le second rang. Derrière elle, l’herbe coupée se flétrissait au soleil.
« J’AI FINI, MADEMOISELLE TROTTEMENU.
— Allez donner à manger au cochon, alors. C’est une truie, elle s’appelle Claudine.
— CLAUDINE, répéta Pierre en tournant le nom dans sa bouche comme s’il essayait d’en examiner tous les aspects.
— Comme ma mère.
— JE VAIS DONNER À MANGER AU COCHON CLAUDINE, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »
La fermière eut l’impression que quelques secondes seulement s’étaient écoulées.
« J’AI FINI, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »
Elle le regarda, les yeux plissés. Puis, lentement, posément, elle s’essuya les mains à un torchon, sortit dans la cour et se dirigea vers la porcherie.
Claudine avait la tête enfoncée jusqu’aux prunelles dans son auge à pâtée.
Mademoiselle Trottemenu se demanda quelle observation faire. « Très bien. Très bien. Vous… Vous… Vous travaillez… vite, c’est sûr.
— MADEMOISELLE TROTTEMENU, POURQUOI EST-CE QUE LE COQ NE CHANTE PAS COMME IL FAUT ?
— Oh, ça, c’est Cyril. Il a pas bonne mémoire. Ridicule, hein ? J’aimerais bien qu’il y arrive. »
Pierre Porte trouva un morceau de craie dans la vieille forge de la ferme, dénicha un bout de planche parmi les débris et se mit à écrire avec application pendant un moment. Puis il cala la planche devant le poulailler et tourna Cyril vers elle.
« TU VAS ME LIRE ÇA », dit-il.
Cyril étudia de ses yeux de myope le Cocorico écrit en grosses lettres gothiques. Quelque part dans sa toute petite cervelle de poulet une pensée bien nette et glacée lui suggéra qu’il aurait intérêt d’apprendre à lire très, très vite.
Pierre Porte se renversa dans le foin et réfléchit à sa journée. Il la trouvait plutôt bien remplie. Il avait coupé du foin, donné à manger aux bêtes et réparé une fenêtre. Il avait découvert une vieille salopette accrochée dans la grange. Elle avait l’air beaucoup plus appropriée à un Pierre Porte qu’une robe tissée de noir absolu, aussi l’avait-il enfilée. Et mademoiselle Trotte-menu lui avait donné un chapeau de paille à larges bords.
Puis il avait osé se rendre à pied au village, à près d’un kilomètre. Pire qu’un Trifouillis-les-Oies, ce village. S’il y avait eu des oies, les habitants les auraient boulottées. Des habitants qui avaient l’air de gagner leur vie en se volant mutuellement leur linge.
Le village avait une place, mais ridicule. Il ne s’agissait en réalité que d’un croisement élargi pourvu d’un beffroi. Il y avait aussi une taverne. Pierre Porte y était entré.
Après le silence initial, le temps que les cerveaux des clients enregistrent et acceptent sa présence, on lui avait fait bon accueil, quoiqu’avec prudence ; les nouvelles se propagent plus vite quand la transmission passe par moins de bouches et d’oreilles.
« Vous d’vez être le nouveau d’chez m’zelle Trottemenu, fit le bistrotier. M’sieur Porte, à ce qu’on m’a dit.
— APPELEZ-MOI PIERRE.
— Ah ? C’était une bonne vieille ferme dans le temps. On aurait jamais cru qu’la vieille fille resterait.
— Ah, renchérirent deux vieux près de la cheminée.
— AH.
— Nouveau dans l’pays, alors ? » lança le bistrotier.
Le brusque silence des autres clients de la taverne fit l’impression d’un trou noir.
« PAS PRÉCISÉMENT.
— Déjà venu, c’est ça ?
— JE N’AI FAIT QUE PASSER.
— À ce qu’on raconte, la vieille Trottemenu est cinglée, dit une des silhouettes assises sur les bancs le long des murs noirs de fumée.
— Mais maline comme une guenon, r’marquez, ajouta un autre consommateur courbé sur son verre.
— Oh, oui. Pour ça, elle est maline. Mais cinglée tout d’même.
— Et à ce qu’on raconte, elle a des trésors dans des boîtes, chez elle dans son salon.
— L’est près d’ses sous, j’peux vous l’dire.
— C’qui prouve bien. Les riches sont toujours près d’leurs sous.
— D’accord. Maline et riche. Mais cinglée tout d’même.
— On peut pas être riche et cinglé. Faut être excentrique, quand on est riche. »
Le silence revint et plana sur l’assemblée. Pierre Porte cherchait désespérément quelque chose à dire. Il n’avait jamais eu la conversation facile. Il n’avait jamais beaucoup eu l’occasion de pratiquer.
Qu’est-ce qu’on disait dans ces cas-là, déjà ? Ah. Oui.
« J’OFFRE UNE TOURNÉE GÉNÉRALE », annonça-t-il.
Plus tard ils l’initièrent à un jeu composé d’une table percée de trous au-dessus de filets autour du bord et de boules adroitement tournées dans du bois ; les boules devaient rebondir les unes sur les autres et tomber dans les trous. On appelait ça jouer au boulard. Il se révéla bon joueur. Un joueur de première force, pour tout dire. Au début, il ignorait comment jouer autrement qu’à la perfection. Mais après avoir entendu les autres suffoquer plusieurs fois, il se mit à rater ses coups avec une précision appliquée. Si bien qu’à l’instant d’apprendre les fléchettes les erreurs n’avaient plus de secret pour lui. Plus il en commettait, plus on l’appréciait. Aussi projetait-il les petits dards emplumés avec une adresse froide, s’arrangeant pour qu’aucun ne se plante à moins d’une trentaine de centimètres des cibles qu’on le pressait d’atteindre. Il en envoya même un qui ricocha sur une tête de pointe puis sur une lampe avant d’atterrir dans la bière d’un consommateur, ce qui déclencha un tel fou rire chez un des vieux qu’il fallut l’emmener lui faire respirer un peu d’air frais dehors.