Les mages se turent. La gelée de l’octogramme commença de se sublimer à nouveau dans l’atmosphère.
« Oh-oh, fit l’économe.
— Une brève période de transition ? C’est ça, ce qui nous arrive, alors ? » dit le doyen.
Le plancher trembla.
« Oh-oh, répéta l’économe.
— Ça n’explique pas pourquoi tout se met à vivre sa vie, dit le major de promo.
— Minute… Minute, fit Ridculle. Si les gens arrivent au terme de leur vie, qu’ils abandonnent leur corps et tout, mais qu’la Mort les emporte pas…
— Alors ça veut dire qu’ils font la queue dans ce monde, termina le doyen.
— Sans nulle part où aller.
— Pas que les gens, ajouta le major de promo. Mais tout. Tout ce qui meurt.
— Et ça remplit le monde de force vitale », poursuivit Ridculle. Les mages parlaient d’une voix monocorde ; leur esprit, en avance de plusieurs longueurs sur la conversation, pressentait déjà toute l’horreur de la conclusion.
« Ça traîne partout sans rien à faire, dit l’assistant des runes modernes.
— Des fantômes.
— Des esprits frappeurs.
— Crénom.
— Attendez, tout de même, dit l’économe qui avait réussi à ne pas se laisser distancer dans le cours de la conversation. Pourquoi est-ce que ça devrait nous inquiéter ? On n’a rien à craindre des morts, pas vrai ? Après tout, ce sont des gens qui sont morts, rien d’autre. Des gens tout ce qu’il y a d’ordinaires. Des gens comme nous. »
Les mages réfléchirent là-dessus. Ils s’entre-regardèrent. Ils se mirent à crier, tous en même temps.
Aucun ne se souvint du détail du candidat adéquat.
La foi est une des forces organiques les plus puissantes du multivers. Elle n’est peut-être pas franchement capable de déplacer des montagnes. Mais elle peut générer quelqu’un qui l’est.
On se fait une idée complètement fausse de la foi. On s’imagine qu’elle fonctionne d’arrière en avant. Qu’elle suit toujours le même processus : d’abord l’objet, puis la croyance. En réalité, ça se passe dans l’autre sens.
La foi gravite dans le firmament comme des mottes d’argile en rotation sur le tour d’un potier. C’est ainsi que s’engendrent les dieux, par exemple. Ils sont manifestement créés par ceux-là même qui croient en eux, parce qu’une brève biographie de la plupart des dieux donne à penser qu’ils ne sont sûrement pas d’origine divine. Ils ont tendance à faire exactement ce qu’on ferait tous si on en avait les moyens, notamment en matière de nymphes, de pluies d’or et d’ennemis anéantis.
La foi crée d’autres choses encore.
Elle a créé la Mort. Non pas la mort, simple terme technique qui définit un état dû à une absence prolongée de vie, mais la Mort, le personnage. Un personnage qui s’est développé, comme qui dirait, avec la vie. Le jour où un organisme vivant a pris ne serait-ce que confusément conscience qu’il pouvait brusquement ne plus vivre, la Mort a fait son apparition. Il était la Mort bien avant que les humains ne se préoccupent de lui ; ils n’ont fait qu’ajouter la silhouette et toute la panoplie de robe et de faux à un personnage déjà vieux de millions d’années.
Et maintenant il n’était plus là. Mais la foi ne s’arrête jamais. On continue de croire vaille que vaille. Et comme l’objet de la croyance était perdu, de nouveaux apparurent. Encore petits, guère puissants. Des Morts propres à chaque espèce, non plus réunis en une seule entité mais distincts les uns des autres.
Dans les cours d’eau nageait la nouvelle Mort aux écailles noires des éphémères. Dans les forêts se propageait le tchac-tchac-tchac d’une créature invisible, uniquement sonore : la Mort des arbres.
Dans le désert, l’air décidé, se déplaçait au ras du sol une carapace sombre et vide : la Mort des tortues.
La Mort de l’humanité n’était pas encore terminée. L’homme peut croire en des choses très compliquées.
C’est la même différence qu’entre le prêt-à-porter et le sur-mesure.
Les tintements métalliques cessèrent dans la ruelle. Un silence s’ensuivit. Le silence extrêmement attentif de quelque chose qui ne fait pas de bruit.
Finalement, un tout petit cliquetis le rompit avant de disparaître au loin.
« Ne restez pas à la porte, l’ami. Ne bloquez pas le couloir. Entrez donc. »
Vindelle Pounze battit des paupières dans l’obscurité. Une fois que ses yeux se furent habitués, il vit des chaises disposées en demi-cercle dans une pièce par ailleurs vide et poussiéreuse. Toutes les chaises étaient occupées.
Au milieu – au centre, comme qui dirait, du demi-cercle – se dressait une petite table où quelqu’un s’était assis. Le quelqu’un en question s’avançait maintenant vers lui, la main tendue, un grand sourire aux lèvres.
« Ne dites rien, laissez-moi deviner, fit la silhouette. Vous êtes un zombi, c’est ça ?
— Euh… » Vindelle Pounze n’avait encore jamais vu personne affligé d’une peau aussi blafarde – là où il en restait. Ni accoutré de guenilles qui donnaient l’impression de sortir d’un lavage à travers des lames de rasoir et qui empestaient comme si son propriétaire était non seulement mort dedans, mais qu’il s’y trouvait encore. Ni affublé d’un badge Le blême, j’aime.
« Je ne sais pas, reprit Vindelle. Sans doute. Seulement, on m’a enterré, voyez-vous, et j’ai trouvé cette carte… » Il la brandit comme un bouclier.
« ’videmment. ’videmment, tiens », fit la silhouette.
Il va vouloir que je lui serre la main, songea Vindelle. Si je fais ça, je vais me retrouver avec davantage de doigts qu’avant, c’est sûr. Oh, bontés divines. Est-ce que je vais finir comme ça ?
« Et je suis mort, dit-il maladroitement.
— Et z’en avez plein le dos de vous faire marcher sur les pieds, hein ? » lança son interlocuteur à la peau verdâtre. Vindelle lui serra la main avec beaucoup de précautions.
« Ben, pas vraiment plein…
— Mon nom, c’est Soulier. Raymond Soulier.
— Pounze. Vindelle Pounze. Euh…
— Ouais, c’est toujours pareil, fit amèrement Raymond Soulier. Une fois qu’on est mort, les gens ne veulent plus rien savoir, hein ? Ils font comme si on avait une maladie honteuse. Mourir, ça peut arriver à n’importe qui, pas vrai ?
— À tout le monde, j’aurais cru, moi, dit Vindelle. Euh… je…
— Ouais, je sais ce que c’est. Dites que vous êtes mort, et on vous regarde comme si vous étiez un fantôme », poursuivit monsieur Soulier.
Vindelle comprit que parler à monsieur Soulier, c’était en gros comme parler à l’archichancelier. Ce qu’on racontait n’avait pas grande importance, vu qu’il n’écoutait pas. Seulement, dans le cas de Mustrum Ridculle, c’était parce que ça ne l’intéressait pas, tandis que Raymond Soulier, lui, se répondait tout seul à votre place quelque part au fond de sa tête.
« Ouais, c’est ça. » Vindelle renonça.
« On finissait juste, en fait, dit monsieur Soulier. Laissez-moi vous présenter. Vous tous, voici… » Il hésita.
« Pounze. Vindelle Pounze.
— Frère Vindelle, dit monsieur Soulier. Faites-lui un accueil chaleureux, comme on sait le faire au Nouveau Départ ! »
Un chœur embarrassé de « Salut » lui répondit. Un jeune homme costaud passablement velu au bout de la rangée croisa le regard de Vindelle et roula de ses yeux jaunes dans une mimique théâtrale de sympathie.
« Voici frère Arthur Clindieux…