— Pas possible ?
— Ça te plairait que je t’égorge ? »
L’homme fixait les yeux jaunes de Lupin. Il soupesait ses chances face à un gars de plus de deux mètres armé de dents pareilles.
« J’ai le choix ? demanda-t-il.
— Mon ami, là, dit Lupin en indiquant Vindelle, c’est un zombi…
— Ben, j’connais pas grand-chose sur les vrais zombis, moi, j’crois qu’il faut manger un certain poisson et une espèce de racine pour être zom…
— … et tu sais ce qu’ils font aux gens, les zombis, pas vrai ? »
L’homme essaya de hocher la tête malgré le poing de Lupin serré autour de son cou. « Ouiggg, réussit-il à répondre.
— Alors voilà, il va bien te regarder, et si jamais il te revoit…
— Hé, minute, murmura Vindelle.
— … il viendra te chercher. Pas vrai, Vindelle ?
— Hein ? Oh, oui. C’est vrai. Aussi sec, répondit Vindelle d’un air malheureux. À présent, file, tu seras gentil. D’accord ?
— D’agggOrd », fit l’ex-agresseur potentiel. Il songeait : Eg yeux ! Omme es rilles !
Lupin le lâcha. L’homme atterrit sur les pavés, lança un dernier regard terrifié à Vindelle et prit ses jambes à son cou.
« Euh… Qu’est-ce qu’ils font aux gens, les zombis, exactement ? demanda Vindelle. Vaudrais mieux que je sache, j’imagine.
— Ils les déchirent en morceaux comme une feuille de papier sec, répondit Lupin.
— Oh ? Bon », fit Vindelle. Ils reprirent leur déambulation en silence. Vindelle se disait : Pourquoi moi ? Des centaines de gens doivent mourir dans cette ville tous les jours. Je parie qu’ils n’ont pas tous ces embêtements. Ils ferment les yeux et se réveillent dans une nouvelle peau, ou dans une espèce de paradis, ou peut-être dans une espèce d’enfer. Ou alors ils vont festoyer avec les dieux dans leur château, ce qui n’est pas une idée si fameuse que ça – les dieux sont très bien dans leur genre, mais pas les convives avec qui un honnête homme voudrait partager son repas. Les bouddhistes yen, eux, croient qu’on devient très riche. Certaines religions klatchiennes prétendent qu’on se rend dans un joli jardin peuplé de jeunes femmes, ce que je ne trouve pas très religieux, moi…
Vindelle finit par se demander comment on faisait pour obtenir la religion klatchienne après la mort.
Et à cet instant, les pavés montèrent à sa rencontre.
Il s’agit le plus souvent d’une tournure poétique pour dire qu’on s’est écrasé la figure par terre. Mais dans le cas qui nous occupe, les pavés montèrent réellement à la rencontre de Vindelle. Ils jaillirent comme une fontaine, volèrent silencieusement en rond un moment au-dessus de la ruelle, puis retombèrent comme des pierres.
Vindelle les regarda fixement. Lupin de même.
« Ça, c’est un truc qu’on ne voit pas souvent, dit l’homme-garou après quelques secondes. Je n’ai encore jamais vu de pavés voler, je crois bien.
— Ni retomber comme des pierres », fit Vindelle. Il en poussa un du bout de sa chaussure. Le pavé avait l’air très content du rôle que la pesanteur lui avait réservé.
« Vous êtes mage…
— J’étais mage, rectifia Vindelle.
— Vous étiez mage. Qu’est-ce qui a provoqué ça ?
— Je crois qu’il s’agit d’un phénomène inexplicable, répondit Vindelle. Il s’en produit souvent, ne me demandez pas pourquoi. Mais j’aimerais bien savoir. »
Il tâta du pied un autre pavé. Qui ne montra aucune envie de bouger.
« Je ferais mieux d’y aller, dit Lupin.
— C’est comment, quand on est homme-garou ? » demanda Vindelle.
Lupin haussa les épaules. « On est seul, répondit-il.
— Hmm ?
— On ne s’intègre pas, vous voyez. Quand je suis loup, je me rappelle ma condition d’homme, et vice versa. Comme… Je veux dire… Des fois… Des fois, tenez, quand je suis en loup, je monte courir dans les collines… En hiver, vous savez, quand un croissant de lune brille dans le ciel, qu’une croûte recouvre la neige, que les collines n’en finissent pas… Les autres loups, ben, ils sentent que c’est beau, évidemment, mais ils n’en ont pas conscience comme moi. Moi, je le sens et j’en ai conscience à la fois. Personne ne sait quel effet ça fait. Personne au monde ne peut savoir ça. C’est le mauvais côté de la chose. Se dire que personne d’autre… »
Vindelle se vit déjà basculer dans un abîme de lamentations. Il ne savait jamais quoi dire dans des moments pareils.
Lupin s’anima. « Puisqu’on en parle… Comment c’est, quand on est zombi ?
— Ça va. Pas trop mal. »
Lupin hocha la tête.
« À la prochaine », dit-il, et il partit à grands pas.
Les rues commençaient à se peupler tandis que les habitants d’Ankh-Morpork procédaient à la relève informelle du monde de la nuit par celui du jour. Tous évitaient Vindelle. On ne rentre pas dans un zombi si on peut s’en dispenser.
Il atteignit les portes de l’Université, à présent ouvertes, et prit le chemin de sa chambre.
Il aurait besoin d’argent s’il déménageait. Il en avait mis un bon paquet de côté au fil des ans. Avait-il fait un testament ? Il n’avait plus eu toute sa tête durant à peu près les dix dernières années. Il en avait peut-être fait un. Etait-il assez gâteux pour se léguer tout son argent à lui-même ? Il l’espérait. Il n’existait aucun cas connu d’un défunt qui aurait contesté ses propres volontés…
Il souleva une latte au pied de son lit et sortit un sac de pièces. Il se rappelait qu’il avait économisé pour ses vieux jours.
Il retrouva aussi son agenda. Un agenda de cinq ans, se souvint-il ; il avait donc gâché, techniquement – il fit un rapide calcul –, oui, à peu près les trois cinquièmes de son argent.
Voire davantage, à bien y réfléchir. Après tout, il n’y avait pas grand-chose d’écrit là-dedans. Des années durant, Vindelle n’avait rien fait qui vaille la peine qu’on le note dans un journal, du moins rien dont il se souvenait en fin de journée. L’agenda ne contenait que les phases de la lune, des listes de fêtes religieuses et de temps en temps un bonbon collé à une page.
Il y avait encore autre chose sous le plancher. Il farfouilla dans l’espace poussiéreux et tomba sur deux sphères parfaitement lisses. Il les sortit et les contempla, perplexe. Il les secoua et observa les tout petits flocons de neige. Il lut l’inscription et remarqua qu’elle tenait moins de l’écriture que d’un dessin d’écriture. Il plongea la main à nouveau et saisit le troisième objet : une petite roue métallique tordue. Rien qu’une petite roue métallique. Et, à côté d’elle, une sphère brisée.
Vindelle les regarda fixement.
Évidemment, sa raison avait décliné ces trente dernières années, il avait peut-être porté ses sous-vêtements par-dessus ses habits et bavé un peu, mais de là à collectionner des souvenirs… Et des petites roues…
On toussa dans son dos.
Vindelle relâcha les objets mystérieux dans le trou et se retourna. La chambre était vide, mais il crut deviner une ombre derrière la porte ouverte.
« Ohé ? » lança-t-il.
Une voix grave mais mal assurée grommela : « Ce n’est que moi, m’sieur Pounze. »
Vindelle plissa le front sous l’effort de mémoire.
« Crapahut ? fit-il.
— C’est ça.
— Le croque-mitaine ?
— C’est ça.
— Derrière ma porte ?
— C’est ça.
— Pourquoi ?
— C’est une porte accueillante. »
Vindelle s’approcha du battant et le referma doucement. Il ne vit rien d’autre derrière que du vieux plâtre, mais il eut cependant l’impression d’un déplacement d’air.