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Une odeur de longs après-midi d’ennui.

Sur un buffet drapé de tissu, deux petits coffrets de bois en entouraient un plus grand. Il doit s’agir des deux fameuses boîtes aux trésors, se dit Pierre Porte.

Il prit conscience d’un tic-tac.

Une pendule était accrochée au mur. Quelqu’un avait un jour eu la riche idée, de son point de vue en tout cas, de réaliser une pendule en forme de chouette. En cadence avec le mouvement du balancier, les yeux de la chouette se livraient à un va-et-vient que seul un reclus sérieusement privé de distraction devait trouver drôle. Au bout d’un moment, on avait aussi les yeux qui oscillaient en mesure.

Mademoiselle Trottemenu entra d’un pas vif, un plateau lourdement chargé dans les bras. Ensuite, l’œil eut du mal à suivre tandis qu’en un éclair elle sacrifiait à la cérémonie alchimique du thé, beurrait des petits pains au lait, disposait des biscuits, accrochait une pince à sucre au sucrier…

Elle s’assit. Puis, comme si elle sortait d’un petit somme de vingt minutes, elle roucoula, légèrement à bout de souffle : « Hmm… on est bien.

— OUI, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Pas souvent l’occasion d’ouvrir le petit salon ces temps-ci.

— NON.

— Pas depuis que j’ai perdu mon p’pa. »

Un instant, Pierre Porte se demanda si elle avait perdu feu monsieur Trottemenu dans le petit salon. Peut-être avait-il pris un mauvais embranchement au milieu des bibelots. Il se souvint alors des tournures de langage bizarres des humains.

« AH.

— Il s’asseyait dans ce fauteuil, là, et il lisait l’almanach. »

Pierre Porte fouilla sa mémoire.

« GRAND, hasarda-t-il. AVEC UNE MOUSTACHE ? LUI MANQUAIT LE BOUT DU PETIT DOIGT DE LA MAIN GAUCHE ? »

Mademoiselle Trottemenu le regarda fixement par-dessus le bord de sa tasse.

« Vous l’avez connu ? demanda-t-elle.

— JE CROIS L’AVOIR RENCONTRÉ UNE FOIS.

— Il a jamais parlé de vous, dit-elle d’un ton malicieux. Pas nommément. Pas en tant que Pierre Porte.

— ÇA M’ÉTONNERAIT QU’IL AIT PARLÉ DE MOI, répondit lentement Pierre Porte.

— Ça va. J’suis au courant. P’pa faisait aussi un peu de contrebande. Comprenez, la ferme est pas bien grosse. Difficile d’en vivre. Il disait toujours qu’on doit s’dépatouiller comme on peut. Vous étiez dans sa partie, j’imagine. Je vous ai bien regardé. C’était aussi votre partie, c’est sûr. »

Pierre Porte réfléchit dur.

« TRANSPORT EN TOUS GENRES, dit-il.

— C’est ce qu’y m’semblait, oui. Vous avez de la famille, Pierre ?

— UNE FILLE.

— C’est bien.

— JE L’AI PERDUE DE VUE, JE LE CRAINS.

— C’est dommage, dit mademoiselle Trottemenu d’un ton convaincu. On a eu de bons moments ici dans le temps. Du vivant du garçon avec qui je vivais, évidemment.

— VOUS AVEZ UN FILS ? » fit Pierre Porte qui perdait le fil.

Elle lui lança un regard acéré.

« Je vous demande de bien réfléchir au mot “mademoiselle”, fit-elle. On rigole pas avec ces affaires-là, par chez nous autres.

— PARDON.

— Non, il s’appelait Rufus. Un trafiquant, comme p’pa. Pas si bon, remarquez. Faut reconnaître. Plus artiste. Il m’offrait toutes sortes de choses de l’étranger, vous savez. Des p’tits bijoux et ainsi de suite. Et on allait danser. Il avait de très bons mollets, je m’souviens. J’aime les hommes qu’ont de bonnes jambes. »

Elle contempla un moment le feu.

« Voyez… un jour, il est pas revenu. Juste avant notre mariage. D’après p’pa, il aurait jamais dû s’en aller courir dans les montagnes si près de l’hiver, mais je sais qu’il était parti parce qu’il voulait me ramener un beau cadeau. Il voulait aussi se faire un peu d’argent et impressionner p’pa, vu que p’pa était contre… »

Elle empoigna le tisonnier et l’enfonça dans l’âtre avec une violence que les braises ne méritaient pas.

« Bref, certains ont prétendu qu’il serait allé à Farfelut, ou à Ankh-Morpork, ou je n’sais où, mais moi, je sais qu’il aurait pas fait une chose pareille. »

Le regard pénétrant qu’elle posa sur Pierre Porte le cloua au fauteuil.

« D’après vous, Pierre Porte ? » lança-t-elle sèchement.

Il se sentit assez fier de deviner la question dans la question.

« MADEMOISELLE TROTTEMENU, IL FAUT BEAUCOUP SE MÉFIER DE LA MONTAGNE EN HIVER. »

Elle parut soulagée. « C’est ce que je répète toujours, fit-elle. Et vous savez quoi, Pierre Porte ? Vous savez ce que je m’suis dit ?

— NON, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— C’était la veille de notre mariage, comme j’ai dit. Un de ses poneys de bât est rentré tout seul, alors les hommes y sont allés et ont découvert l’avalanche… Et vous savez ce que je m’suis dit ? Je m’suis dit : c’est ridicule. C’est idiot. Affreux, hein ? Oh, je m’suis dit d’autres choses par la suite, naturellement, mais d’abord que le monde devrait pas ressembler à ce qu’on lit dans les livres. C’est affreux de se dire une chose pareille, non ?

— JE N’AI MOI-MÊME JAMAIS FAIT CONFIANCE AU THÉÂTRE, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Elle n’écoutait pas vraiment.

« Et je m’suis dit : Ce que la vie attend de moi à présent, c’est que je m’languisse dans ma robe de mariée pendant des années et que je devienne complètement maboule. Voilà ce qu’elle veut, la vie. Ha ! Ben voyons ! Alors j’ai fourré la robe dans le sac à chiffons et on a quand même invité tout le monde au repas de noces, ç’aurait été un crime de laisser perdre de la bonne nourriture. »

Elle porta une autre attaque contre le feu, puis lança à Pierre Porte un nouveau regard de mille watts.

« Je trouve ça important de toujours voir ce qu’est vraiment vrai et ce qui l’est pas, pas vous ?

— MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Oui ?

— ÇA VOUS ENNUIE SI J’ARRÊTE LA PENDULE ? »

Elle leva la tête vers la chouette aux yeux globuleux.

« Quoi ? Oh, pourquoi ?

— ELLE ME PORTE SUR LES NERFS, J’EN AI PEUR.

— Elle est pas très bruyante, pourtant. »

Pierre Porte aurait voulu dire que chaque tic et chaque tac lui faisaient l’effet de coups de gourdin de fer sur des piliers de bronze. « C’EST JUSTE GÊNANT, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Ben, arrêtez-la si vous voulez, alors. Je la remonte uniquement pour me faire de la compagnie. »

Pierre Porte se leva avec reconnaissance, louvoya prudemment dans la forêt de bibelots et saisit le balancier en forme de pomme de pin. La chouette de bois lui jeta un regard noir et le tic-tac cessa, du moins dans le monde des sons ordinaires. Ailleurs, il en avait conscience, le temps continuait de battre la cadence. Comment pouvait-on endurer ça ? On accueillait le temps chez soi comme s’il s’agissait d’un ami.

Il se rassit.

Mademoiselle Trottemenu s’était mise à tricoter avec férocité.

Le feu bruissait dans l’âtre.

Pierre Porte se renversa dans son fauteuil et fixa le plafond.

« Votre cheval se plaît bien ?

— PARDON ?

— Votre cheval. Il a l’air de bien se plaire dans le pré, souffla mademoiselle Trottemenu.

— OH, OUI.

— À courir partout comme s’il avait encore jamais vu d’herbe.