— IL AIME ÇA, L’HERBE.
— Et vous, vous aimez bien les animaux. Ça se voit. »
Pierre Porte hocha la tête. Ses réserves de bavardage, jamais très liquides, s’étaient taries.
Il resta assis en silence pendant les deux heures suivantes, les mains agrippées aux bras du fauteuil, jusqu’à ce que mademoiselle Trottemenu annonce qu’elle allait se coucher.
Il reprit alors le chemin de la grange et dormit.
Pierre Porte ne l’avait pas sentie venir. Mais elle était là, silhouette grise qui flottait dans l’obscurité de la grange.
Il ne savait pas comment, mais elle s’était emparée du sablier doré.
Elle lui dit : Pierre Porte, il y a eu erreur.
Le verre vola en éclats. Des secondes dorées délicates scintillèrent l’espace d’un instant avant de retomber.
Elle lui dit : Reviens. Tu as du travail. Il y a eu erreur.
La silhouette s’évanouit.
Pierre Porte hocha la tête. Évidemment qu’il y avait eu erreur. Tout le monde voyait bien qu’il y avait eu erreur. Lui le savait depuis le début.
Il balança la salopette dans un coin et reprit la robe de noir absolu.
Bah, il avait fait une expérience. Une expérience, il devait le reconnaître, qu’il ne tenait pas à revivre. Il se sentait comme soulagé d’un grand poids.
Alors c’était ça, être vivant ? Une impression de ténèbres qui vous tiraient en avant ?
Comment pouvaient-ils vivre avec ça ? Ils l’acceptaient pourtant, ils avaient même l’air d’y trouver du plaisir, alors qu’ils auraient logiquement dû sombrer dans le désespoir. Étonnant. Sentir qu’on est une toute petite chose vivante, prise en sandwich entre deux falaises de ténèbres. Comment supportaient-ils d’être vivants ?
À l’évidence, fallait être né comme ça.
La Mort sella son cheval et s’envola au-dessus des champs. Le blé ondulait loin en contrebas, comme la mer. Mademoiselle Trottemenu serait obligée de se trouver quelqu’un d’autre pour l’aider à rentrer la moisson.
Bizarre. Il éprouvait quelque chose. Du regret ? C’était ça ? Mais c’était Pierre Porte qui l’éprouvait, et Pierre Porte était… mort. N’avait jamais vécu. Il était redevenu lui-même, à l’abri des sentiments et des regrets.
Là où les regrets n’existaient pas.
Soudain il fut dans son cabinet, phénomène d’autant plus étrange qu’il ne se rappelait pas bien comment il y était arrivé. La seconde d’avant, il chevauchait Bigadin, et d’un coup il se retrouvait dans son bureau, au milieu de ses registres, de ses sabliers et de ses instruments.
Un bureau plus grand que dans son souvenir. Les murs restaient tapis à la limite de sa vision.
C’était Pierre Porte le responsable. Le cabinet paraîtrait évidemment grand à Pierre Porte, et sans doute que des parcelles de sa personnalité subsistaient. La meilleure solution : trouver à s’occuper. Se consacrer à son travail.
Des sabliers attendaient déjà sur son bureau. Il ne se rappelait pas les y avoir posés, mais ça n’avait pas d’importance ; l’important, c’était de se remettre à la tâche…
Il saisit le plus proche et en lut le nom.
« Coucouroucoucou ! »
Mademoiselle Trottemenu s’assit dans son lit. En marge de ses rêves, elle avait entendu un autre bruit, lequel avait dû réveiller le coq.
Elle tripota une allumette, finit par allumer une bougie, puis tâta sous le lit où ses doigts trouvèrent le manche d’un coutelas dont feu monsieur Trottemenu s’était beaucoup servi au cours de ses voyages d’affaires à travers les montagnes.
Elle descendit en hâte les marches grinçantes et sortit dans l’air frisquet de l’aube.
Elle hésita devant la porte de la grange, puis l’entrouvrit d’une traction, suffisamment pour se glisser à l’intérieur. « Monsieur Porte ? »
Elle entendit un bruissement dans le foin, suivi d’un silence attentif.
« MADEMOISELLE TROTTEMENU ?
— Vous avez appelé ? Je suis sûre d’avoir entendu quelqu’un crier mon nom. »
Un autre bruissement, puis la tête de Pierre Porte apparut par-dessus le bord du fenil.
« MADEMOISELLE TROTTEMENU ?
— Oui. Qui d’autre, d’après vous ? Vous allez bien ?
— EUH… OUI. OUI, JE CROIS.
— Vous êtes sûr que vous allez bien ? Vous avez réveillé Cyril.
— OUI. OUI. C’ÉTAIT JUSTE… J’AI CRU QUE… OUI. »
Elle souffla la bougie. Les premières lueurs annonciatrices de l’aube suffisaient déjà pour y voir.
« Ben, si vous êtes sûr… Maintenant que je suis levée, autant que je prépare le porridge. »
Pierre Porte resta allongé dans le foin jusqu’à ce qu’il sente ses jambes en mesure de le porter, puis il descendit l’échelle et traversa la cour au petit trot jusqu’à la ferme.
Il garda le silence pendant qu’elle servait du porridge dans un bol devant lui et le noyait dans la crème. Finalement, il ne put se contenir davantage. Il ne savait pas comment poser les questions, mais il avait grand besoin des réponses.
« MADEMOISELLE TROTTEMENU ?
— Oui ?
— QU’EST-CE QUE C’EST… LA NUIT… QUAND ON VOIT DES CHOSES MAIS QU’ELLES NE SONT PAS RÉELLES ? »
Elle s’immobilisa, la casserole de porridge dans une main et la louche dans l’autre.
« Les rêves, vous voulez dire ?
— C’EST ÇA, LES RÊVES ?
— Vous ne rêvez pas ? Je croyais que tout le monde rêvait.
— DE CHOSES QUI VONT SE PRODUIRE ?
— Alors ça, c’est de la prémonition. Moi, j’y ai jamais cru. Me dites pas que les rêves, vous savez pas ce que c’est, tout de même ?
— NON. NON. BIEN SUR QUE NON.
— Qu’est-ce qui vous tarabuste, Pierre ?
— D’UN COUP, JE ME RENDS COMPTE QU’ON VA MOURIR. »
Elle le regarda d’un air songeur.
« Ben, comme tout le monde, fit-elle. Et c’est de ça que vous avez rêvé, hein ? Ça arrive à tout le monde d’avoir ce genre d’idées. Moi, je m’inquiéterais pas, à votre place. Le mieux, c’est de s’occuper et de garder le moral, c’est ce que j’dis toujours.
— MAIS UN JOUR NOTRE VIE VA S’ARRÊTER !
— Oh, ça, j’en sais rien. Ça dépend de l’existence qu’on a menée, j’présume.
— JE VOUS DEMANDE PARDON ?
— Vous avez de la religion ?
— VOUS VOULEZ DIRE, CE QUI ARRIVE QUAND ON MEURT, C’EST CE QU’ON CROIT QU’IL VA ARRIVER ?
— Ce serait bien si c’était comme ça, non ? fit-elle joyeusement.
— MAIS, VOUS VOYEZ, JE SAIS CE QUE MOI, JE CROIS. JE CROIS… À RIEN.
— On broie du noir ce matin, hein ? Ce que vous avez de mieux à faire maintenant, c’est de finir ce porridge. C’est bon pour ce que vous avez. Paraît que ça fortifie les os. »
Pierre Porte regarda son bol.
« JE PEUX AVOIR DU RAB ? »
Pierre Porte passa la matinée à couper du bois. Une tâche d’une monotonie agréable.
Se fatiguer. Ça, c’était important. Il avait sûrement déjà dormi avant la nuit précédente, mais il devait être si fatigué qu’il n’avait pas rêvé. Et il était bien décidé à ne plus rêver. La hache s’élevait et s’abattait sur les bûches comme un mouvement d’horlogerie.
Non ! Pas comme un mouvement d’horlogerie !
Mademoiselle Trottemenu avait plusieurs casseroles sur le poêle lorsqu’il entra.
« ÇA SENT BON », dit spontanément Pierre. Il avança la main vers le couvercle tremblotant d’une casserole. Mademoiselle Trottemenu se retourna soudain.