« Touchez pas ! C’est pas pour vous ! C’est pour les rats !
— LES RATS NE SE NOURRISSENT PAS TOUT SEULS ?
— Oh si, vous pouvez y aller ! C’est pour ça qu’on va leur donner un petit supplément avant la moisson. Quelques bons morceaux de ce truc-là autour des trous et… plus de rats. »
Il fallut quelques secondes à Pierre Porte pour faire le rapport, un rapport qui, à l’instant de la conclusion, tint de l’accouplement de mégalithes.
« C’EST DU POISON ?
— Extrait de spiquelle mélangé avec des flocons d’avoine. Rate jamais.
— ET ILS MEURENT ?
— Sur le coup. Tombent à la renverse, les quatre fers en l’air. Nous, on a du pain et du fromage, ajouta-t-elle. J’fais pas de la grande cuisine deux fois dans la même journée, et ce soir on a du poulet. À propos de poulet, au fait… venez donc… »
Elle décrocha un fendoir du râtelier et sortit dans la cour. Le coq Cyril la suivit d’un œil méfiant depuis le sommet du tas de fumier. Son harem de grosses poules sur le retour qui grattaient par terre bondirent pour courir maladroitement vers la fermière comme toutes les poules du multivers, l’air d’avoir l’élastique de leur slip cassé.
Mademoiselle Trottemenu baissa prestement le bras et en attrapa une.
Le volatile fixa Pierre Porte de ses yeux brillants et stupides.
« Vous savez plumer un poulet ? » demanda Mademoiselle Trottemenu.
Le regard de Pierre passa de la fermière à la poule.
« MAIS ON LEUR DONNE À MANGER, dit-il, au désespoir.
— C’est vrai. Et après, c’est elles qui nous donnent à manger. Celle-là, elle a pas pondu depuis des semaines. C’est comme ça que ça marche, dans le monde des poules. Monsieur Trottemenu, il leur tordait le cou, mais moi, j’ai jamais eu le… le coup, quoi ; le fendoir, c’est plus sale, et elles continuent encore un peu de courir après, mais elles sont bel et bien mortes, et elles le savent. »
Pierre Porte réfléchit aux choix proposés. La poule avait braqué une prunelle toute ronde sur lui. Les poulets sont beaucoup plus bêtes que les humains et dépourvus des filtres mentaux compliqués qui les empêchent de voir la réalité présente. Elle savait où elle était et qui la regardait.
Il jeta un coup d’œil dans l’existence courte et simple du gallinacé et vit s’écouler les dernières secondes.
Il n’avait jamais tué. Il avait pris des vies, mais uniquement quand elles ne servaient plus. Il y a une différence entre voler et récupérer.
« PAS LE FENDOIR, dit-il d’une voix lasse. DONNEZ-MOI LE POULET. »
Il tourna un instant le dos, puis tendit le corps flasque à mademoiselle Trottemenu.
« Bravo », approuva-t-elle avant de regagner sa cuisine.
Pierre Porte sentit peser sur lui le regard accusateur de Cyril.
Il ouvrit la main. Un tout petit point de lumière flottait au-dessus de sa paume.
Il souffla doucement dessus ; le point de lumière disparut.
Après le déjeuner, ils déposèrent le poison pour les rats. Il se fit l’impression d’un assassin.
Beaucoup de rats moururent.
Dans les galeries souterraines sous la grange – les plus profondes, creusées des siècles plus tôt par des ancêtres rongeurs depuis longtemps oubliés – quelque chose apparut dans l’obscurité.
La chose en question avait semblait-il du mal à décider quelle forme elle allait prendre.
Elle opta d’abord pour un gros morceau de fromage extrêmement louche. Ce qui n’eut pas l’air de lui plaire.
Puis elle essaya ce qui ressemblait beaucoup à un petit fox-terrier affamé. Cette solution aussi fut rejetée.
Un instant, elle fut un piège aux mâchoires d’acier. Ça ne convenait manifestement pas.
Elle chercha de nouvelles idées ; à sa grande surprise, il lui en vint une facilement, comme si elle arrivait de tout près. Moins une forme qu’un souvenir de forme.
Elle l’essaya. La forme ne cadrait pas du tout avec son travail, mais la chose, avec une satisfaction profonde, trouva que c’était la seule possible.
Elle se mit à la tâche.
Ce soir-là, les hommes s’entraînaient à l’arc sur la place du village. Pierre Porte s’était soigneusement forgé la réputation locale de plus mauvais archer dans toute l’histoire de la discipline ; personne ne s’était jamais dit qu’expédier des flèches à travers les chapeaux de badauds derrière soi exigeait logiquement davantage d’adresse que dans une grosse cible à cinquante malheureux mètres droit devant.
Étonnant, le nombre d’amis qu’on se découvrait en faisant mal les choses, à condition de les faire assez mal pour que ce soit drôle.
On lui permettait ainsi de s’asseoir sur un banc devant l’auberge en compagnie des vieux.
À côté, des étincelles jaillissaient de la cheminée du forgeron et montaient en tournoyant dans le crépuscule. On entendait des coups de marteau acharnés derrière les portes closes. Pierre Porte se demandait pourquoi la forge restait toujours fermée. La plupart des forgerons travaillaient portes ouvertes, et leur forge tenait lieu de salle de réunion officieuse du village. Ce forgeron-là se passionnait pour son travail…
« B’jour, cequelette. »
Il pivota.
La petite gamine de la maison le fixait du regard le plus pénétrant qu’il avait jamais vu.
« T’es un cequelette, hein ? fît-elle. Je l’sais à cause des os.
— TU TE TROMPES, PETITE FILLE.
— Si, c’est vrai. Les gens se changent en cequelettes quand ils sont morts. Et après, ils se promènent pas partout, normalement.
— HA. HA. HA. ÉCOUTEZ-MOI CETTE GAMINE.
— Pourquoi toi, tu t’promènes, alors ? »
Pierre Porte regarda les vieux. Ils avaient l’air captivés par le tir à l’arc.
« JE VAIS TE DIRE, fit-il au désespoir, SI TU T’EN VAS, JE TE DONNE UN DEMI-SOU.
— Moi, j’ai un masque de cequelette pour la nuit du Gâteau des Morts, quand on fait la quête de porte-emporte, dit-elle. L’est en carton. On nous donne des bonbons. »
Pierre Porte commit la même erreur que des millions de gens avant lui aux prises avec de jeunes enfants dans des circonstances à peu près semblables. Il recourut au bon sens.
« ÉCOUTE, fit-il. SI J’ÉTAIS VRAIMENT UN SQUELETTE, PETITE, JE SUIS SÛR QUE CES VIEUX MESSIEURS, LÀ, ILS TROUVERAIENT À REDIRE. »
Elle considéra les vieux à l’autre bout du banc. « Sont déjà presque des cequelettes, dit-elle. Je crois pas qu’ils auraient envie d’en voir un autre. » Il renonça.
« JE DOIS RECONNAÎTRE QUE TU AS RAISON SUR CE POINT.
— Pourquoi tu tombes pas en morceaux ?
— JE NE SAIS PAS. ÇA NE M’EST JAMAIS ARRIVÉ.
— J’ai déjà vu des cequelettes d’oiseaux et d’autres bêtes, et ils tombent tous en morceaux.
— PEUT-ÊTRE QU’ILS SONT UN RESTE DE QUELQUE CHOSE, ALORS QUE MOI, C’EST CE QUE JE SUIS.
— L’apothicaire qui soigne les gens à Chamblis, il a un cequelette sur un crochet avec plein de fil de fer pour tenir les os ensemble, dit la gamine avec l’air de qui transmet une information obtenue au prix de recherches laborieuses.
— MOI, JE N’AI PAS DE FIL DE FER.
— Y a une différence entre les cequelettes vivants et les cequelettes morts ?
— OUI.
— Lui, c’est un cequelette mort qu’il a, hein ?
— OUI.
— Qu’était dans quelqu’un ?
— OUI.
— Oh. Beurk. »
La fillette contempla un moment le paysage au loin, puis elle annonça : « J’ai des nouvelles chaussettes.
— OUI ?
— Tu peux voir, si tu veux. »
Un pied sale se tendit pour qu’il constate.
« DITES DONC. VOYEZ-VOUS ÇA. DE NOUVELLES CHAUSSETTES.
— Ma m’man, elle les a tricotées avec du mouton.
— MA PAROLE. »
L’horizon eut droit à une nouvelle inspection.
« T’sais, fit-elle, t’sais… on est vendredi.
— OUI.
— J’ai trouvé une cuiller. »
Pierre Porte s’aperçut qu’il attendait la suite. Il n’avait pas l’habitude des interlocuteurs dont la concentration ne dépassait pas les trois secondes.
« Tu travailles à mademoiselle Trottemenu ?
— OUI.
— Mon p’pa, il dit qu’y fait bon s’mettre les pieds sous la table là-bas. »
Pierre Porte ne trouva rien à répondre parce que le sens de la phrase lui échappait. C’était une de ces expressions humaines toutes faites qui masquent un sens plus subtil, sens que le simple ton de voix ou la lueur dans le regard fait souvent comprendre mais dont se passait la gamine.
« Mon p’pa, il dit qu’elle a plein de boîtes de trésors, qu’elle a dit.
— AH BON ?
— Moi, j’ai deux sous.
— BON SANG.
— Sal ! »
Ils levèrent tous les deux la tête tandis que madame Lifton apparaissait sur le seuil.
« L’heure d’aller te coucher. Arrête d’embêter monsieur Porte.
— OH, JE VOUS ASSURE, ELLE NE…
— Dis bonne nuit, tout de suite. »
« Comment ils font pour dormir, les cequelettes ? Ils peuvent pas fermer les yeux parce qu’ils… »
Il entendait leurs voix étouffées dans l’auberge.
« Faut pas appeler monsieur Porte comme ça, c’est pas parce qu’il… qu’il est… très… qu’il est très maigre…
— C’est pas grave. C’est pas un cequelette mort. »
Madame Lifton parlait avec l’accent d’inquiétude typique de ceux qui ne peuvent se résoudre à croire le témoignage de leurs propres yeux. « Il a peut-être été très malade, voilà tout.
— Moi, j’pense qu’il pourra jamais être aussi malade. »
Pierre Porte rentra à la ferme d’un pas songeur.
Il y avait de la lumière dans la cuisine, mais il gagna directement la grange, escalada l’échelle du fenil et s’allongea.
Il pouvait s’éviter de rêver, mais pas de se souvenir.
Il fixa les ténèbres.
Au bout d’un moment, il eut conscience d’une multitude de pieds qui couraient. Il se retourna.
Un flot de fantômes pâles en forme de rats s’écoulait le long de la poutre faîtière au-dessus de sa tête, des fantômes qui s’estompèrent bientôt et dont il ne resta plus qu’un bruit de débandade.
Les suivait une… silhouette.
Elle avait une quinzaine de centimètres de haut. Elle portait une robe noire. Elle tenait une petite faux dans une patte squelettique. Un museau d’une blancheur d’os flanqué de moustaches grises d’aspect friable dépassait des profondeurs sombres d’une capuche.
Pierre Porte tendit la main et l’attrapa. Elle ne résista pas mais, debout sur sa paume, posa sur lui un regard de professionnel à professionnel.
« ET TU ES… ? » fit Pierre Porte.
La Mort aux Rats hocha la tête.
« COUIII.
— JE ME RAPPELLE, dit Pierre Porte, QUAND TU FAISAIS PARTIE DE MOI. »
La Mort aux Rats couina encore.
Pierre Porte fouilla dans les poches de sa salopette. Il y avait mis des restes de son déjeuner. Ah, voilà.
« J’IMAGINE, dit-il, QUE TU FERAIS BIEN UN SORT À UN BOUT DE FROMAGE ? »
La Mort aux Rats le prit de bonne grâce.
Pierre Porte se souvenait avoir une fois – rien qu’une fois – rendu visite à un homme qui avait passé presque toute son existence enfermé dans une cellule au fond d’une tour pour un délit quelconque, et qui avait apprivoisé de petits oiseaux afin d’avoir de la compagnie durant sa peine d’emprisonnement à perpétuité. Ils chiaient sur ses couvertures et bouffaient ses repas, mais il les tolérait et souriait en les voyant entrer et sortir en volant à travers les barreaux de sa fenêtre. La Mort s’était demandé, à l’époque, à quoi ça rimait, des extravagances pareilles.
« JE NE VEUX PAS TE RETARDER, dit-il. J’IMAGINE QUE TU AS À FAIRE, DES RATS À VISITER. JE SAIS CE QUE C’EST. »
Maintenant il comprenait.
Il reposa la silhouette sur la poutre et se rallongea. « REVIENS ME VOIR SI TU PASSES DANS LE COIN. » Pierre Porte se remit à fixer les ténèbres. Le sommeil. Il le sentait rôder. Le sommeil, des rêves plein les poches.
Étendu dans le noir, il résista.