Выбрать главу

Pierre Porte replongea la main dans sa poche et ressortit le sablier. Le sifflement du sable noya le rugissement des flammes. Le futur s’écoulait dans le passé, et il y avait beaucoup plus de passé que de futur, mais un détail le frappa : ce qui s’écoulait passait par le présent.

Il remit doucement l’objet dans sa poche.

La Mort savait que modifier le destin d’un seul individu risquait de détruire l’ensemble du monde. Ça, il le savait. C’était inscrit en lui.

Pour Pierre Porte, s’aperçut-il, tout ça, c’était de la foutaise.

« OH, MERDE », lâcha-t-il.

Et il entra dans le brasier.

« Hum. C’est moi, bibliothécaire, s’efforça de crier Vindelle par le trou de la serrure. Vindelle Pounze. » Il essaya de frapper encore au battant. « Pourquoi il ne répond pas ?

— Sais pas, fit une voix dans son dos.

— Crapahut ?

— Oui, monsieur Pounze.

— Qu’est-ce que vous faites derrière moi ?

— Faut que je sois derrière quelque chose, monsieur Pounze. C’est ça, les croque-mitaines.

— Bibliothécaire ? lança Vindelle en cognant davantage.

— Oook.

— Pourquoi vous ne me laissez pas entrer ?

— Oook.

— Mais il faut que je vérifie quelque chose.

— Oook oook !

— Ben, oui. C’est vrai. Qu’est-ce que ç’a à voir là-dedans ?

— Oook !

— C’est… C’est inique !

— Qu’est-ce qu’il dit, monsieur Pounze ?

— Il ne veut pas me laisser entrer parce que je suis mort !

— C’est typique. Le genre de truc dont Raymond Soulier nous rebat tout le temps les oreilles, vous savez.

— Vous voyez quelqu’un d’autre qui serait au courant de la force vitale ?

— Il y a bien madame Cake, j’imagine. Mais elle est un peu bizarre.

— C’est qui, madame Cake ? » Vindelle se rendit alors compte de ce que venait de dire Crapahut. « De toute façon, vous êtes un croque-mitaine, vous.

— Vous n’avez jamais entendu parler de madame Cake ?

— Non.

— Je ne pense pas qu’elle s’intéresse à la magie… En tout cas, d’après Raymond Soulier, il ne faut pas lui parler. Elle exploite les morts, qu’il dit.

— Comment ça ?

— Elle est médium. Enfin, plutôt petite taille.

— Vraiment ? D’accord, on va la voir. Et… Crapahut ?

— Oui ?

— Ça fiche les chocottes, de vous sentir tout le temps derrière moi.

— Je suis très embêté si je ne suis pas derrière quelque chose, monsieur Pounze.

— Vous ne pouvez pas vous cacher derrière autre chose ?

— Qu’est-ce que vous proposez, monsieur Pounze ? »

Vindelle réfléchit. « Oui, ça pourrait marcher, fit-il doucement, mais faut pour ça que je trouve un tournevis. »

Modo le jardinier, à genoux, paillait les dahlias lorsqu’il entendit dans son dos des raclements et des coups sourds réguliers, comme si on essayait de déplacer un objet lourd.

Il tourna la tête.

« Bonsoir, m’sieur Pounze. Toujours mort, à ce que j’vois ?

— Bonsoir, Modo. Vous avez très bien arrangé le jardin.

— Y a quelqu’un qui traîne une porte derrière vous, m’sieur Pounze.

— Oui, je sais. »

La porte glissa prudemment le long de l’allée. En passant devant Modo, elle pivota maladroitement, comme si celui qui la portait s’efforçait de rester le plus possible derrière.

« C’est une sorte de porte de secours », expliqua Vindelle.

Il marqua un temps. Quelque chose clochait. Il ne savait pas trop quoi, mais soudain ça clochait beaucoup dans le coin, comme lorsqu’on entend une fausse note dans un orchestre. Il passa en revue ce qu’il avait sous les yeux.

« C’est quoi, cet engin où vous mettez les mauvaises herbes ? » demanda-t-il.

Modo regarda l’engin en question près de lui.

« Pas mal, hein ? fit-il. Je l’ai trouvé à côté des tas de compost. Ma brouette était cassée, j’ai levé les yeux, et là…

— Je n’ai encore jamais rien vu de pareil, dit Vindelle. Drôle d’idée de faire un grand panier en fil de fer, non ? Et ces roues, elles n’ont pas l’air assez grandes.

— Mais on arrive bien à le pousser avec le guidon, dit Modo. Ça m’étonne qu’on ait voulu le jeter. Pourquoi jeter un truc pareil, monsieur Pounze ? »

Vindelle contempla le chariot. Il ne pouvait se départir du sentiment que l’engin l’observait.

Il s’entendit dire : « Peut-être qu’il est venu ici tout seul !

— C’est ça, monsieur Pounze ! Il voulait un peu de tranquillité, sûrement ! railla Modo. Vous êtes un sacré numéro !

— Oui, fit Vindelle d’un air malheureux. On le dirait bien. »

Il sortit dans la ville, conscient des raclements et des coups sourds de la porte derrière lui.

Si on m’avait dit il y a un mois, songea-t-il, que quelques jours après ma mort je marcherais dans la rue, suivi par un croque-mitaine timide caché derrière une porte… ben, ça m’aurait drôlement fait rigoler.

Non, ça ne m’aurait pas fait rigoler. J’aurais dit : « Hein ? Quoi ? Parlez plus fort ! » Et de toute façon je n’aurais rien compris.

À côté de lui, on aboya.

Un chien l’observait. Un très gros chien. En fait, la seule raison qui poussait à le qualifier de chien plutôt que de loup, c’est qu’on ne trouve pas de loups dans les villes, tout le monde sait ça.

L’animal cligna de l’œil. Vindelle se dit : pas de pleine lune hier soir.

« Lupin ? » hasarda-t-il.

Le chien répondit oui de la tête.

« Vous ne pouvez pas parler ? »

Le chien répondit non de la tête.

« Vous faites quoi, là, maintenant ? »

Lupin haussa les épaules.

« Voulez venir avec moi ? »

Autre haussement d’épaules qui rendait presque audible la pensée : Pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai d’autre à faire ?

Si on m’avait dit il y a un mois, songea Vindelle, que quelques jours après ma mort je marcherais dans la rue, suivi par un croque-mitaine timide caché derrière une porte et en compagnie d’une espèce de version en négatif d’un loup-garou… ben, ça m’aurait sans doute drôlement fait rigoler. Après qu’on me l’aurait répété plusieurs fois, évidemment. Et fort.

La Mort aux Rats rassembla ses derniers clients, parmi lesquels beaucoup s’étaient trouvés dans le chaume, et les conduisit au milieu des flammes vers la destination où se rendaient les bons rats.

Il eut la surprise de croiser une silhouette en feu qui se frayait un passage à travers un fatras incandescent de poutres abattues et de planchers effondrés. Alors qu’elle gravissait l’escalier embrasé, la silhouette sortit quelque chose des restes calcinés de son vêtement et le tint soigneusement entre les dents.

La Mort aux Rats n’attendit pas de voir la suite. Bien que par certains côtés aussi ancien que le premier proto-rat, il était également âgé de moins d’un jour et tâtonnait en tant que Mort, et il avait peut-être conscience que les battements sourds qui faisaient trembler la bâtisse provenaient de l’eau-de-vie se mettant à bouillir dans ses tonneaux.

La spécificité de l’eau-de-vie qui bout, c’est qu’elle ne bout pas longtemps.

La boule de feu dispersa des morceaux d’auberge sur près d’un kilomètre. Des flammes chauffées à blanc jaillirent des trous laissés par les portes et les fenêtres. Les murs explosèrent. Des chevrons en feu volèrent en ronflant au-dessus des têtes. Certains se plantèrent dans des toits voisins et allumèrent d’autres incendies.