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Ne resta plus de l’établissement qu’un rougeoiement pénible pour les yeux.

Puis de petites taches opaques apparurent dans le rougeoiement.

Elles se déplacèrent et se regroupèrent rapidement pour dessiner une haute silhouette qui s’avançait à grands pas en portant un fardeau devant elle.

Elle traversa la foule couverte de cloques et remonta péniblement la route obscure et fraîche qui conduisait à la ferme. Les badauds se ressaisirent et la suivirent dans le crépuscule comme la queue d’une comète sombre.

Pierre Porte gravit l’escalier donnant sur la chambre de mademoiselle Trottemenu et déposa la fillette sur le lit.

« ELLE A DIT QU’IL Y AVAIT UN APOTHICAIRE PAS TRÈS LOIN D’ICI. »

Mademoiselle Trottemenu s’ouvrit un chemin dans la cohue en haut des marches. « Y en a un à Chamblis, dit-elle. Mais y a une sorcière du côté de Lancre.

— PAS DE SORCIÈRE. PAS DE MAGIE. ENVOYEZ-LE CHERCHER. ET TOUS LES AUTRES, VOUS PARTEZ. »

Ce n’était pas un conseil. Ni même un ordre. Seulement une affirmation irréfutable.

Mademoiselle Trottemenu agita ses bras maigres en direction des gens.

« Allez, c’est fini ! Ouste ! C’est ma chambre, ici ! Allez, sortez !

— Comment qu’il a fait ? lança quelqu’un à l’arrière de l’attroupement. Personne aurait pu sortir de là-dedans vivant ! On a bien vu, tout a explosé ! »

Pierre Porte se retourna lentement.

« ON S’EST CACHÉS, dit-il. DANS LA CAVE.

— Là ! Vous voyez ? fit mademoiselle Trottemenu. Dans la cave. C’est logique.

— Mais l’auberge, elle a pas de… » objecta l’incrédule avant de s’arrêter net. Pierre Porte lui lançait un regard noir.

« Dans la cave, se reprit-il. Ouais, ’videmment. Malin.

— Très malin, conclut mademoiselle Trottemenu. Maintenant, allez-vous-en tous. »

Pierre Porte l’entendit chasser tout le monde jusqu’en bas de l’escalier puis dehors, dans la nuit. La porte claqua. Il ne l’entendit pas remonter un bol d’eau froide et un gant de toilette. Mademoiselle Trottemenu pouvait elle aussi marcher sans bruit quand elle le voulait.

Elle entra et referma la porte derrière elle.

« Ses parents vont avoir envie de la voir, dit-elle. Sa maman est évanouie et le gros Henri, le meunier, il a estourbi son papa qui voulait foncer dans les flammes, mais ils vont débarquer sous peu. »

Elle se pencha et passa le gant de toilette sur le front de la fillette.

« Où elle était ?

— ELLE SE CACHAIT DANS UN PLACARD.

— Pour échapper au feu ? »

Pierre Porte haussa les épaules.

« Trouver quelqu’un dans cette fournaise et cette fumée, ça paraît incroyable, dit-elle.

— J’IMAGINE QUE C’EST CE QUE VOUS APPELLERIEZ UN TALENT.

— Et aucune trace sur elle. »

Pierre Porte ignora la question dans la voix de la demoiselle. « VOUS AVEZ ENVOYÉ QUELQU’UN CHERCHER L’APOTHICAIRE ?

— Oui.

— IL NE DOIT RIEN EMPORTER.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— RESTEZ ICI QUAND IL VIENDRA. IL NE FAUT RIEN SORTIR DE CETTE CHAMBRE.

— C’est idiot. Pourquoi il sortirait quelque chose ? Qu’est-ce qu’il voudrait sortir ?

— C’EST TRÈS IMPORTANT. ET MAINTENANT, IL FAUT QUE JE VOUS LAISSE.

— Vous allez où ?

— À LA GRANGE. J’AI À FAIRE. IL NE RESTE PEUT-ÊTRE PLUS BEAUCOUP DE TEMPS. »

Mademoiselle Trottemenu contempla la petite silhouette sur le lit. Elle se sentait perdre pied et elle savait tout juste garder la tête hors de l’eau.

« On dirait qu’elle dort, fit-elle en désespoir de cause. Qu’est-ce qu’elle a qui va pas ? »

Pierre Porte s’arrêta en haut des marches.

« ELLE VIT SUR DU TEMPS D’EMPRUNT », répondit-il.

Il y avait une vieille forge derrière la grange. Elle ne servait plus depuis des années. Mais à présent elle répandait dans la cour une lumière rouge et jaune qui palpitait à la façon d’un cœur.

Et à la façon d’un cœur, des battements sourds et réguliers s’en échappaient. À chacun d’eux, la lumière s’embrasait de bleu.

Mademoiselle Trottemenu se glissa par la porte ouverte. Elle aurait juré, mais ce n’était pas son genre, n’avoir fait aucun bruit perceptible au milieu des crépitements du feu et des coups de marteau, mais Pierre Porte pivota, jambes fléchies, une lame incurvée brandie devant lui.

« C’est moi ! »

Il se détendit, ou du moins passa à un autre niveau de tension.

« Qu’est-ce que vous fichez ? »

Il regarda la lame dans ses mains comme s’il la voyait pour la première fois.

« J’AI EU ENVIE D’AFFÛTER CETTE FAUX, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— À une heure du matin ? »

Il posa sur la faux un œil vide d’expression.

« ELLE NE COUPE PAS MIEUX LA NUIT, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Il l’abattit alors sur l’enclume.

« ET JE N’ARRIVE PAS À L’AFFÛTER SUFFISAMMENT !

— À mon avis, la chaleur a dû vous monter à la tête, dit mademoiselle Trottemenu qui tendit la main et lui prit le bras. Et puis elle m’a l’air bien assez aiguisée comme… » poursuivit-elle avant de s’interrompre. Ses doigts bougèrent sur l’os du bras de Pierre Porte. Ils se rouvrirent un instant puis se refermèrent.

Pierre Porte frissonna.

Mademoiselle Trottemenu n’hésita pas longtemps. En soixante-quinze ans, elle avait connu des guerres, la famine, d’innombrables bêtes malades, deux épidémies et des milliers de mini-tragédies quotidiennes. Un squelette déprimé n’entrait même pas dans le palmarès des dix pires calamités qu’elle avait subies.

« Comme ça, c’est vous, fit-elle.

— MADEMOISELLE TROTTEMENU, JE…

— J’ai toujours su que vous viendriez un jour.

— JE CROIS PEUT-ÊTRE QUE…

— Vous savez, j’ai passé la majeure partie de ma vie à attendre un chevalier sur un destrier blanc. » Elle eut un grand sourire. « Y a de quoi rire, hein ? »

Pierre Porte s’assit sur l’enclume.

« L’apothicaire est passé, reprit-elle. Il a dit qu’il pouvait rien faire. Il a dit qu’elle allait bien. Seulement, impossible de la réveiller. Et, vous savez, ça nous a pris un temps fou pour lui ouvrir la main. Elle la gardait fermée drôlement fort.

— J’AI DIT QU’IL NE FALLAIT RIEN EMPORTER !

— Tout va bien. Tout va bien. On lui a laissé ce qu’elle tenait.

— BON.

— C’était quoi ?

— MON TEMPS À MOI.

— Pardon ?

— MON TEMPS À MOI. LE TEMPS DE MA VIE.

— Ça ressemble à un sablier pour des œufs de luxe. » Pierre Porte parut surpris. « OUI. EN UN SENS. JE LUI AI DONNÉ UNE PARTIE DE MON TEMPS.

— Vous avez besoin de temps, vous ? Comment ça s’fait ?

— TOUT CE QUI VIT A BESOIN DE TEMPS. ET QUAND IL EST ÉCOULÉ, ON MEURT. QUAND IL SERA ÉCOULÉ, ELLE MOURRA. ET MOI AUSSI, JE MOURRAI. DANS QUELQUES HEURES.

— Mais vous, vous pouvez pas…

— SI. C’EST DUR À EXPLIQUER.

— Poussez-vous.

— QUOI ?

— J’ai dit : poussez-vous. Je veux m’asseoir. »

Pierre Porte fit une petite place sur l’enclume. Mademoiselle Trottemenu s’assit.

« Comme ça, vous allez mourir, dit-elle.

— OUI.

— Et vous, vous voulez pas.