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— NON.

— Pourquoi ça ? »

Il la regarda comme si elle était folle.

« PARCE QU’APRÈS IL N’Y AURA PLUS RIEN. PARCE QUE JE N’EXISTERAI PAS.

— Ça se passe aussi comme ça pour les humains ?

— JE NE CROIS PAS. POUR VOUS, C’EST DIFFÉRENT. VOUS ÊTES MIEUX ORGANISÉS. »

Tous deux observèrent un instant la lueur déclinante du charbon dans la forge.

« Alors, vous vouliez aiguiser la faux pour quoi ? demanda mademoiselle Trottemenu.

— JE ME SUIS DIT QUE JE POURRAIS PEUT-ÊTRE… ME DÉFENDRE…

— Ç’a déjà marché ? Avec vous, je veux dire.

— PAS VRAIMENT. PARFOIS, ON ME DÉFIE À UN JEU. L’ENJEU, C’EST LEUR VIE, VOUS SAVEZ.

— Ça leur arrive de gagner ?

— NON. L’ANNÉE DERNIÈRE, QUELQU’UN A EU TROIS RUES ET TOUS LES SERVICES PUBLICS.

— Hein ? C’est quoi, ce jeu-là ?

— JE NE ME RAPPELLE PAS. “PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE”, JE CROIS. J’AVAIS LA BOTTE.

— Attendez voir, dit mademoiselle Trottemenu. Si vous êtes ce que vous êtes, qui va venir vous chercher ?

— LA MORT. HIER SOIR, ON A GLISSÉ ÇA SOUS MA PORTE. »

La Mort ouvrit la main et montra un bout de papier crasseux à mademoiselle Trottemenu qui lut avec peine le mot : OUuuuIIIiiOUUuuuIIiiiOUUuuuIIiii.

« C’EST L’ANNONCE, MAL ÉCRITE, QUE M’ENVOIE LE BANSHEE. »

Mademoiselle Trottemenu regarda Pierre Porte, la tête penchée de côté.

« Mais… Reprenez-moi si je me trompe, mais…

— LA NOUVELLE MORT. »

Pierre Porte ramassa la lame.

« IL SERA TERRIBLE. »

Il fit tourner la lame dans ses mains. Une lumière bleue dansa sur le fil de la faux.

« JE SERAI LE PREMIER. »

Mademoiselle Trottemenu regardait fixement la lumière, comme fascinée.

« Terrible comment, exactement ?

— QU’EST-CE QUE VOUS POUVEZ IMAGINER DE PLUS TERRIBLE ?

— Oh.

— TERRIBLE COMME ÇA, EXACTEMENT. »

Il inclina la lame d’un côté puis de l’autre.

« Et pour la gamine aussi, dit mademoiselle Trottemenu.

— OUI.

— J’pense pas avoir de service à vous rendre, monsieur Porte. J’pense que personne au monde a de service à vous rendre.

— VOUS AVEZ SANS DOUTE RAISON.

— Remarquez, la vie, elle a sa part de responsabilité, elle aussi. Faut être juste.

— JE NE SAURAIS DIRE. »

Mademoiselle Trottemenu le jaugea encore d’un long regard.

« Y a une bonne meule dans le coin là-bas, dit-elle.

— JE M’EN SUIS DÉJÀ SERVI.

— Et y a une pierre à aiguiser dans le placard.

— ÇA AUSSI, JE M’EN SUIS DÉJÀ SERVI. »

Elle crut entendre un bruit qui accompagnait le mouvement de la lame. Une sorte de faible gémissement d’air comprimé.

« Et elle est toujours pas assez aiguisée ? »

Pierre Porte soupira. « ELLE NE SERA PEUT-ÊTRE JAMAIS ASSEZ AIGUISÉE.

— Allons, mon vieux. Faut pas s’avouer vaincu, dit mademoiselle Trottemenu. Tant qu’y a de la vie, hein ?

— TANT QU’Y A DE LA VIE HEIN, QUOI ?

— Y a de l’espoir.

— AH BON ?

— Comme je vous dis. »

Pierre Porte fit courir un doigt osseux sur le fil de la lame. « DE L’ESPOIR ?

— Vous avez une autre solution ? »

Il fit non de la tête. Il avait essayé un certain nombre d’émotions, mais celle-là était nouvelle.

« VOUS POURRIEZ M’APPORTER UN AIGUISOIR ? »

Une heure plus tard.

Mademoiselle Trottemenu passait en revue le contenu de son sac à chiffons. « Et maintenant ?

— ON A ESSAYÉ QUOI JUSQU’ICI ?

— Voyons voir… la jute, le calicot, le lin… Et le satin dites ? En voilà un bout. »

Pierre Porte prit le chiffon et le passa doucement sur la lame.

Mademoiselle Trottemenu arriva au fond du sac et sortit un échantillon de tissu blanc.

« OUI ?

— De la soie, souffla-t-elle. De la belle soie blanche. De la vraie. Jamais portée. »

Elle s’assit plus confortablement et la regarda fixement.

Au bout d’un moment, il la lui retira délicatement des doigts.

« MERCI.

— Bon, alors, fit-elle en se réveillant. Voilà, hein ? »

Lorsqu’il tourna la lame, elle produisit un son : Whommmm.

Le feu de la forge était presque mort à présent, mais le métal luisait comme un rasoir.

« Aiguisée sur de la soie, murmura mademoiselle Trotte-menu. Qui aurait cru ça ?

— ET ELLE NE COUPE TOUJOURS PAS ASSEZ. »

Pierre Porte fit du regard le tour de la forge obscure puis se précipita dans un angle.

« Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— UNE TOILE D’ARAIGNÉE. »

Suivit un long gémissement ténu, comme des fourmis à la torture.

« C’est mieux ?

— TOUJOURS PAS ASSEZ TRANCHANTE. »

Elle le regarda sortir de la forge à grands pas et courut derrière lui. Il alla se placer au milieu de la cour et présenta le fil de la lame de faux face à la brise légère de l’aube.

Le métal bourdonna.

« Jusqu’où on peut aiguiser une lame, bon sang ?

— ON PEUT L’AIGUISER MIEUX QUE ÇA. »

Dans son poulailler, le coq Cyril s’éveilla et fixa de ses yeux larmoyants les lettres perfides tracées à la craie sur la planche. Il prit une profonde inspiration.

« Kikirococo ! »

Pierre Porte lança un coup d’œil vers l’horizon du côté Bord puis, l’air rêveur, vers la petite colline derrière la maison. Il repartit brusquement dans un cliquetis de jambes.

La lumière de la journée nouvelle se déversa sur le monde. La lumière du Disque est vieille, lente et pesante ; elle se répand sur le paysage dans un rugissement de charge de cavalerie. Ici et là, une vallée la ralentit un moment, ou une chaîne de montagnes la retient le temps qu’elle en déborde le sommet pour dévaler le versant opposé.

Elle franchit une mer, remonta la plage au galop et prit de la vitesse dans les plaines sous les coups d’éperons du soleil.

Sur le continent fabuleux de Xxxx, quelque part près du Bord, existe une colonie perdue de mages qui portent des bouchons autour de leurs chapeaux pointus et ne vivent que de crevettes. La lumière y est encore jeune et fougueuse quand elle afflue de l’espace, et ils surfent sur l’interface bouillonnante entre la nuit et le jour.

Si l’un d’eux s’était laissé porter par l’aube sur des milliers de kilomètres à l’intérieur des terres, il aurait peut-être vu, alors que la lumière inondait les hautes plaines dans un bruit de tonnerre, une silhouette comme un phasme gravir péniblement une colline basse sur la route du matin.

Elle parvint au sommet un court instant avant l’arrivée de la lumière, inspira et se retourna en souriant, les jambes fléchies.

Elle tenait une longue lame verticale entre ses bras tendus.

La lumière frappa… se déchira… glissa…

Le mage n’y aurait guère prêté d’attention, remarquez, les huit mille kilomètres à pied pour rentrer chez lui l’auraient davantage préoccupé.

Mademoiselle Trottemenu haletait à flanc de colline au milieu des flots du jour nouveau qui la dépassaient. Pierre Porte restait absolument immobile, seule la lame bougeait entre ses doigts tandis qu’il l’orientait face à la lumière.

Il parut enfin satisfait.

Il se retourna et porta un coup dans le vide, à titre d’essai.