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Mademoiselle Trottemenu se mit les mains sur les hanches.

Elle marqua un temps.

Il porta un autre coup de lame.

Dans la cour, Cyril tendit le cou pour une nouvelle tentative. Pierre Porte sourit et donna un coup de taille de la lame en direction du chant.

Puis il baissa la lame.

« LÀ, ELLE COUPE. »

Son sourire s’estompa, du moins s’estompa autant qu’il le pouvait.

Mademoiselle Trottemenu se retourna et suivit la direction de son regard jusqu’à une brume légère sur les champs de blé.

On aurait dit une robe gris pâle, vide mais qui gardait néanmoins la forme de son occupant, comme un vêtement que gonfle le vent sur un fil à linge.

Elle tremblota un instant puis disparut.

« Je l’ai vu, dit mademoiselle Trottemenu.

— VOUS LES AVEZ VUS.

— Les quoi ?

— CE SONT COMME… (Pierre Porte eut un geste vague de la main) DES SERVITEURS. DES OBSERVATEURS. DES VÉRIFICATEURS. DES INSPECTEURS. »

Les yeux de mademoiselle Trottemenu s’étrécirent.

« Des inspecteurs ? Comme les “rev’nus”, vous voulez dire ?

— JE SUPPOSE… »

La figure de mademoiselle Trottemenu s’éclaira.

« Pourquoi vous le disiez pas ?

— PARDON ?

— Mon père m’a toujours fait promettre de jamais aider les rev’nus. Rien que penser aux rev’nus, il disait, ça lui donnait envie d’aller se coucher. Il disait qu’il y avait la mort et les impôts, et que les impôts, c’était le pire, parce qu’au moins la mort vous tombait pas dessus tous les ans. Fallait qu’on décampe dehors quand il se mettait à parler des rev’nus. Des créatures mauvaises. Tout le temps à fureter, à demander ce qu’on a caché sous le tas de bois, derrière les panneaux secrets de la cave et d’autres affaires qui regardent personne. »

Elle renifla.

Pierre Porte était impressionné. Mademoiselle Trottemenu arrivait à charger le vocable anodin de « revenu » d’autant de force catégorique que le mot « saloperie ».

« Fallait le dire tout de suite, qu’ils étaient après vous, fit mademoiselle Trottemenu. Les rev’nus sont mal vus par chez nous, vous savez. Du temps de mon père, dès qu’un rev’nueur s’en venait fourrer le nez dans nos affaires, on lui attachait des poids aux pieds et on le laissait tomber dans la mare.

— MAIS LA MARE NE FAIT PAS PLUS DE DIX CENTIMÈTRES DE PROFONDEUR, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Ouais, mais c’était drôle quand il s’en rendait compte. Fallait le dire tout de suite. Tout le monde a cru que vous aviez un rapport avec les impôts.

— NON, PAS LES IMPÔTS.

— Ben ça. Je savais pas qu’y avait aussi des rev’nus là-haut.

— OUI. D’UNE CERTAINE FAÇON. »

Elle se glissa plus près.

« Il va venir quand ?

— CE SOIR. JE NE CONNAIS PAS L’HEURE EXACTE. NOUS SOMMES DEUX PERSONNES À VIVRE SUR LE MÊME SABLIER. ON NE PEUT PAS ÊTRE SÛR.

— Je savais pas qu’on pouvait donner un peu de sa vie à d’autres.

— ÇA ARRIVE TOUT LE TEMPS.

— Et pour ce soir, y a pas de doute ?

— NON.

— Et cette lame, elle va suffire, hein ?

— JE N’EN SAIS RIEN. UNE CHANCE SUR UN MILLION.

— Oh. » Elle avait l’air de réfléchir à quelque chose. « Alors, vous êtes libre le reste de la journée ?

— OUI.

— Vous pouvez donc commencer à rentrer la moisson.

— QUOI ?

— Ça vous occupera. Vous changera les idées. Et puis je vous paye six sous par semaine. Et six sous, c’est six sous. »

La maison de madame Cake se trouvait aussi dans la rue de l’Orme. Vindelle frappa à la porte.

Au bout d’un moment, une voix assourdie lança : « Y a quelqu’un ?

— Frappez une fois pour oui », proposa Crapahut.

Vindelle souleva le rabat de la boîte aux lettres.

« Excusez-moi ? Madame Cake ? »

La porte s’ouvrit.

Madame Cake n’était pas ce à quoi s’attendait Vindelle. Elle était imposante, mais pas grosse pour autant. Seulement bâtie à une échelle un brin supérieure à la normale ; du genre à traverser la vie à demi accroupie et l’air de s’excuser, des fois qu’elle en imposerait à son entourage par mégarde. Et elle avait des cheveux magnifiques. Ils lui couronnaient la tête et lui cascadaient dans le dos comme une cape. Elle avait aussi les oreilles légèrement pointues et les dents qui, quoique blanches et plutôt belles, jetaient des reflets troublants à la lumière. Vindelle fut surpris par la vitesse avec laquelle ses sens plus performants de zombi arrivèrent à une conclusion. Il baissa les yeux.

Lupin était assis tout droit, trop excité même pour remuer la queue.

« À mon avis, vous n’êtes pas madame Cake, dit Vindelle.

— Vous venez pour maman, fit la grande jeune femme. Maman ! Il y a un monsieur ! »

Vindelle entendit au loin un marmonnement qui se rapprocha, puis madame Cake surgit de derrière sa fille comme une petite lune émergeant d’une ombre planétaire.

« Qu’esse vous voulez ? » lança-t-elle.

Vindelle recula d’un pas. Contrairement à sa fille, madame Cake était plutôt courtaude et presque parfaitement circulaire. Toujours contrairement à sa fille qui s’efforçait de paraître petite, elle en imposait terriblement. Ceci en grande partie à cause du chapeau qu’elle portait – il l’apprit plus tard – en toute occasion avec le même zèle qu’un mage. Immense et noir, il était en outre garni d’ailes d’oiseaux, de cerises de cire et d’épingles, entre autres ; un couvre-chef que Carmen Miranda aurait pu porter aux obsèques d’un continent. Madame Cake se déplaçait en dessous comme la nacelle sous un ballon. On se surprenait souvent à parler à son chapeau.

« Madame Cake ? fit un Vindelle fasciné.

— J’suis d’sous », répliqua une voix chargée de reproche.

Vindelle baissa les yeux.

« Tout jusse, fit madame Cake.

— Vous êtes bien madame Cake ?

— Oui, je l’sais.

— Je m’appelle Vindelle Pounze.

— Ça aussi, je l’sais.

— Je suis mage, vous voyez…

— D’accord, mais essuyez-vous bien les pieds.

— Je peux entrer ? »

Vindelle Pounze marqua un temps. Il se repassa les dernières répliques de la conversation dans le poste de commande bourdonnant de son cerveau. Puis il sourit.

« C’est ça même, fit madame Cake.

— Seriez-vous par hasard une extralucide naturelle ?

— En général, une dizaine de secondes, monsieur Pounze. »

Vindelle hésita.

« Faut poser votre question, s’empressa de dire madame Cake. J’attrape la migraine quand des pervers s’amusent à pas poser les questions que j’ai déjà présagées et auxquelles j’ai répondu.

— À quelle distance dans le futur vous voyez, madame Cake ? »

Elle hocha la tête.

« Bon, ça va », fit-elle, apparemment calmée. Elle montra le chemin par le couloir jusque dans un tout petit salon. « Et le croque-mitaine peut entrer aussi, seulement, faut qu’il laisse sa porte dehors et qu’il aille dans la cave. J’supporte pas les croque-mitaines dans la maison.

— Bon sang, ça fait une éternité que je ne suis pas allé dans une vraie cave, fit Crapahut.

— Y a plein d’araignées, dit madame Cake.

— Wouah !

— Et vous, vous voulez bien une tasse de thé », dit madame Cake à Vindelle.

Une autre aurait proposé : « Vous prendrez bien une tasse de thé ? » ou « Voulez-vous une tasse de thé ? » Mais l’extralucide, elle, énonçait un état de fait.