Pierre le regarda d’un air interdit. Puis il se pencha et jeta un coup d’œil sous l’engin. Une douzaine de faucilles étaient boulonnées à une grande roue horizontale. Une tringlerie ingénieuse transmettait, via une série de poulies, l’énergie des roues à un système tourbillonnant de bras métalliques.
Il se sentit peu à peu envahi d’une impression horrible à propos de la chose devant lui, mais il demanda quand même.
« Ben, l’organe essentiel, c’est cet arbre à cames, répondit un Bottereau ravi de l’intérêt de son visiteur. L’énergie arrive par cette poulie, ici, et les cames entraînent les bras d’emboutissage – ces machins, là –, alors la grille de ratissage, actionnée par le mécanisme de va-et-vient, descend au moment où le volet de préhension tombe dans cette fente, ici, mais pendant ce temps les deux boules de cuivre tournent sans arrêt, évidemment, et la toile sans fin emporte la paille pendant que le grain descend, entraîné par son propre poids, le long de la vis feuilletante jusque dans la trémie. Tout bête.
— ET LE GRIPLET DE DIX ?
— Vous faites bien de me l’rappeler. » Bottereau farfouilla dans les débris par terre et récupéra un petit objet moleté qu’il vissa sur une pièce en saillie du mécanisme. « Ç’a un rôle très important. Ça empêche la came elliptique de monter petit à petit le long de l’arbre de transmission et de se prendre dans la feuillure de collerette, ce qui aurait des conséquences désastreuses, vous l’imaginez bien. »
Bottereau recula et s’essuya les mains à un chiffon ; elles en ressortirent un peu plus graisseuses.
« J’appelle ça une moissonneuse battante », dit-il.
Pierre Porte se sentit très vieux. Ce qu’il était effectivement. Mais il n’en avait jamais eu à ce point conscience. Dans un recoin obscur de son âme, il sentait qu’il savait, sans que le forgeron le lui explique, à quoi servirait la moissonneuse battante.
« AH.
— On va lui faire faire un petit essai ç’tantôt dans le grand champ du vieux Pisburet. Ça s’annonce bien, je dois dire. Ce que vous regardez en ce moment, monsieur Porte, c’est l’avenir.
— OUI. »
Pierre Porte passa la main sur la carcasse.
« ET LA MOISSON ?
— Hmm ? Quoi, la moisson ?
— QU’EST-CE QU’ELLE VA EN PENSER ? VOUS ALLEZ LUI DIRE ? »
Bottereau fronça le nez. « Lui dire ? Lui dire ? Elle en saura rien. Du blé, c’est du blé.
— ET SIX SOUS, C’EST SIX SOUS.
— Exactement. » Bottereau hésita. « Vous vouliez quoi ? »
La haute silhouette fit courir un doigt inconsolable sur la mécanique graisseuse.
« Monsieur Porte ?
— PARDON ? OH. OUI. J’AI UN TRAVAIL À VOUS DEMANDER… »
Il sortit à grands pas de la forge et revint presque aussitôt avec un objet enveloppé dans de la soie. Il le déballa avec précaution.
Il avait taillé un nouveau manche pour la lame – pas un manche droit comme ceux dont on se servait dans les montagnes, mais le manche lourd à double courbure des plaines.
« Vous voulez que je la batte au marteau ? Que je change le rabattoir ? Que je l’emmanche mieux ? »
Pierre Porte fit non de la tête.
« JE VEUX QU’ON LA TUE.
— Qu’on la tue ?
— OUI. COMPLÈTEMENT. QU’ON LA DÉTRUISE JUSQU’À LA DERNIÈRE MIETTE. QU’ELLE SOIT ABSOLUMENT MORTE.
— Jolie faux, dit Bottereau. Ça paraît dommage. Vous avez fait attention à ce qu’elle reste bien affûtée…
— N’Y TOUCHEZ PAS ! »
Bottereau se suça le doigt.
« Marrant, fit-il, j’suis prêt à jurer que je l’ai pas touchée. J’avais la main à plusieurs centimètres. Pour ça, elle coupe, dame. »
Il donna des coups de lame dans le vide.
Il marqua un temps, s’enfonça le petit doigt dans l’oreille et l’y remua un peu.
« Vous savez ce que vous voulez, z’êtes sûr ? » fit-il.
Pierre Porte répéta gravement sa requête.
Bottereau haussa les épaules. « Eh ben, j’imagine que je pourrais la fondre et brûler le manche, dit-il.
— OUI.
— Bon, d’accord. C’est votre faux. Et au fond vous avez raison, évidemment. C’est maintenant de la technologie du passé. Du superflu.
— JE CRAINS QUE VOUS N’AYEZ RAISON. »
Bottereau eut un mouvement sec de son pouce crasseux en direction de la moissonneuse battante. Pierre Porte la savait faite uniquement de métal et de toile ; elle ne pouvait donc pas se tapir. Et pourtant si, elle se tapissait. Et avec une suffisance métallique à faire froid dans le dos, en plus de ça.
« Vous pourriez pousser mademoiselle Trottemenu à en acheter une de même, monsieur Porte. L’idéal pour une ferme comme ça, avec un seul ouvrier. Je vous vois déjà, là-haut, en plein vent, à côté des courroies qui claquent et des bras articulés qui gigotent…
— NON.
— Allez. Elle a les moyens. Paraît que dans l’temps elle a mis de côté des boîtes pleines de trésors.
— NON !
— Euh… » Bottereau hésita. Le dernier « non » renfermait une menace plus certaine que le craquement d’une mince couche de glace sur une rivière profonde. Il laissait entendre qu’insister serait la plus grande imprudence que commettrait jamais le forgeron.
« Vous savez sûrement ce que vous faites, marmonna-t-il.
— OUI.
— Alors, ça vous coûtera, oh… disons, un quart de sou pour la faux, bafouilla l’homme. Vous m’excuserez, mais ça va me brûler beaucoup de charbon, vous voyez, et les nains, ils arrêtent pas d’augmenter les prix…
— TENEZ. QUE CE SOIT FAIT POUR CE SOIR. »
Bottereau ne discuta pas. Une discussion ne ferait que retarder le départ de Pierre Porte, et le forgeron n’en avait aucune envie.
« Très bien, très bien.
— C’EST COMPRIS ?
— D’accord. D’accord.
— SALUT », lança Pierre Porte d’une voix solennelle avant de partir.
Bottereau ferma les battants derrière lui et s’y adossa. Ouf. Brave type, c’est sûr, tout le monde parlait de lui, mais au bout de deux minutes en sa compagnie vous vous sentiez des fourmis partout, comme si on marchait sur votre tombe avant même qu’elle soit creusée.
Il erra parmi les flaques de cambouis, remplit la bouilloire pour le thé et la cala dans un coin du feu. Il ramassa une clé afin de procéder à quelques réglages ultimes sur la moissonneuse battante et avisa la faux appuyée contre le mur.
Il s’en approcha sur la pointe des pieds avant de se rendre compte de l’incroyable stupidité de sa réaction. La faux n’était pas vivante. Elle n’entendait pas. Elle avait la lame plus affûtée que l’ouïe.
Il leva la clé et en eut mauvaise conscience. D’après monsieur Porte… Enfin, monsieur Porte avait dit quelque chose de très curieux, en n’employant pas les mots habituels pour de simples outils. Mais il ne voyait guère d’objection à ça.
Le forgeron abattit la clé avec force.
Il n’y eut aucune résistance. Il aurait juré, là encore, que la clé se déchirait en deux, comme de la mie de pain, à plusieurs centimètres du fil de la lame.
Il se demanda si un objet pouvait être assez tranchant pour posséder, non seulement un fil tranchant, mais l’essence même du tranchant, un champ d’action tranchante qui s’étendait en fait au-delà des derniers atomes de métal.