Il se souvint alors que c’était céder à la sensiblerie et la superstition de la part d’un homme qui savait biseauter un Griplet de dix. On savait à quoi s’en tenir avec une transmission alternative. Soit ça marchait, soit ça ne marchait pas. Ça ne s’entourait certainement pas de mystère.
Il regarda fièrement la moissonneuse battante. Bien entendu, il fallait un cheval pour la tracter. Ça gâchait un peu son plaisir. Les chevaux appartenaient au passé ; l’avenir appartenait à la moissonneuse battante et à ses descendants qui permettraient de réaliser un monde plus propre, un monde meilleur. Il suffisait de retrancher le cheval de l’équation. Il avait essayé un mécanisme à ressort, mais ça n’était pas assez puissant. Peut-être que s’il remontait un…
Derrière lui, la bouilloire déborda et éteignit le feu.
Bottereau se fraya un chemin dans la vapeur. C’était à chaque fois le même putain de problème. Dès que vous vouliez réfléchir un peu sérieusement, fallait toujours qu’une bêtise vienne vous distraire.
Madame Cake tira les rideaux.
« Qui est exactement Un-homme-seau ? » demanda Vindelle.
Elle alluma deux bougies et s’assit.
« L’appartenait à une de ces tribus païennes des Terres d’Howonda, répondit-elle sèchement.
— Drôle de nom, Un-homme-seau, fit Vindelle.
— C’est pas son nom complet, dit mystérieusement madame Cake. Maintenant, faut qu’on s’tienne les mains. » Elle le regarda d’un air songeur. « Nous faut quelqu’un d’autre.
— Je peux appeler Crapahut, proposa Vindelle.
— J’veux pas de croque-mitaine sous ma table pour qu’il essaye de m’reluquer la culotte, répliqua madame Cake. Ludmilla ! » cria-t-elle. Au bout d’un petit moment, le rideau de perles de la cuisine s’écarta et livra passage à la jeune femme qui avait ouvert la porte à l’arrivée de Vindelle. « Oui, maman ?
— Assieds-toi, ma fille. On a besoin de toi pour la séance.
— Oui, maman. »
La jeune femme sourit à Vindelle.
« Voici Ludmilla, la présenta brièvement madame Cake.
— Enchanté, vraiment », fit Vindelle. Ludmilla le gratifia du sourire radieux, cristallin, que mettent au point ceux qui ont appris depuis longtemps à ne pas laisser transparaître leurs sentiments.
« Nous nous connaissons déjà », dit Vindelle. Ça doit faire au moins vingt-quatre heures depuis la pleine lune, songea-t-il.
Tous les symptômes ont quasiment disparu. Quasiment. Bien, bien, bien…
« C’est ma grande honte, dit madame Cake.
— Maman, tu recommences, protesta Ludmilla sans rancune.
— Joignez les mains », ordonna sa mère.
Ils restèrent ainsi, sans bouger, dans la pénombre. Puis Vindelle sentit la main de madame Cake se retirer.
« J’ai oublié l’verre, dit-elle.
— Je croyais, madame Cake, que vous étiez contre les oui-ja et ce genre de… » commença Vindelle. Il entendit un glou-glou du côté du buffet. Madame Cake posa un verre plein sur la nappe et se rassit.
« J’suis contre », dit-elle.
Le silence retomba. Vindelle se racla nerveusement la gorge.
« D’accord, Un-homme-seau, finit par dire madame Cake, j’sais que t’es là. »
Le verre bougea. Le liquide ambré à l’intérieur clapota doucement.
Une voix désincarnée chevrota : « salut, visage pâle, depuis les bienheureuses chasses éternelles…
— Arrête-moi ça, ordonna madame Cake. Tout le monde sait que tu t’es fait écraser par une charrette dans la rue de la Mélasse parce que t’étais soûl, Un-homme-seau.
— pas d’ma faute, pas d’ma faute, est-ce que c’est d’ma faute si mon grand-père a déménagé ici ? en toute justice, j’aurais dû mourir déchiqueté par un couguar, un mammouth géant ou autre chose. On m’a privé de mon droit de mourir.
— Monsieur Pounze, là, il veut te poser une question, Un-homme-seau, dit madame Cake.
— elle est heureuse ici et elle attend que vous la retrouviez, fit Un-homme-seau.
— Qui ça ? » lança Vindelle.
La question parut intriguer Un-homme-seau. Sa réplique se passait habituellement d’explication.
« qui aimeriez-vous que ce soit ? demanda-t-il prudemment. je peux boire mon verre, maintenant ?
— Pas encore, Un-homme-seau, répliqua madame Cake.
— ben, j’en ai besoin, moi. y a vachement de monde ici.
— Quoi ? fit aussitôt Vindelle. Des fantômes, vous voulez dire ?
— y en a des centaines », répondit la voix d’Un-homme-seau.
Vindelle était déçu.
« Seulement des centaines ? Ça ne fait pas beaucoup, je trouve.
— Y a pas beaucoup de gens qui deviennent des fantômes, expliqua madame Cake. Pour être un fantôme, faut avoir, par exemple, un travail important à terminer, ou une revanche à prendre, ou un projet cosmique dans lequel on est qu’un pion.
— ou une soif terrible, ajouta Un-homme-seau.
— Écoutez-le, celui-là, fit madame Cake.
— moi, je voulais rester dans le monde des esprits, de l’esprit-de-vin surtout, hngh. hngh. hngh.
— Alors, qu’est-ce qui arrive à la force vitale si les choses arrêtent de vivre ? demanda Vindelle. C’est ça qui cause tous ces ennuis ?
— Réponds au monsieur, ordonna madame Cake à Un-homme-seau qui avait l’air peu coopératif.
— de quels ennuis vous parlez ?
— Des machins qui se dévissent. Des pantalons qui courent tout seuls. Tout le monde qui se sent davantage vivant. Des choses de ce genre.
— ça ? c’est rien, ça. voyez, la force vitale s’en revient par où elle peut, pas la peine de vous inquiéter pour ça. »
Vindelle posa la main sur le verre.
« Mais il y a une chose dont je devrais m’inquiéter, non ? dit-il tout net. C’est la question des petits souvenirs de verre.
— pas envie d’en parler.
— Dis-lui. »
C’était la voix de Ludmilla, une voix profonde mais séduisante, d’une certaine façon. Lupin ne la quittait pas des yeux. Vindelle sourit. C’était un des avantages qu’offrait la mort. On remarquait des détails qui échappaient aux vivants.
Un-homme-seau répondit d’un ton criard et irrité.
« il va faire quoi, si je lui dis, hein ? je risque de me fourrer dans un drôle de pétrin pour un truc pareil.
— Alors, est-ce que vous pouvez me dire si je devine bien ? demanda Vindelle.
— ou-ui. peut-être.
— Allez-y, monsieur Pounze », fit Ludmilla. Elle avait vraiment une voix que Vindelle aurait aimé caresser.
Il se racla la gorge.
« Je crois, commença-t-il, enfin, je crois que ce sont des espèces d’œufs. Je me suis dit… pourquoi le petit-déjeuner ? Puis je me suis dit… des œufs… »
Toc.
« Oh. Bon, c’était peut-être une idée ridicule…
— excusez-moi, c’est un ou deux coups pour oui ?
— Deux ! » cracha la médium.
TOC. TOC.
« Ah, souffla Vindelle. Et ils éclosent pour devenir un truc avec des roulettes ?
— deux coups pour oui, c’est ça ?
— ’arfaitement ! »
TOC. TOC.
« C’est bien ce que je pensais. C’est bien ce que je pensais ! J’en ai trouvé un sous mon parquet qui essayait d’éclore là où il n’y avait pas assez d’espace ! » croassa Vindelle. Il fronça alors les sourcils.