« Mais éclore pour devenir quoi ? »
Mustrum Ridculle entra dans son cabinet au petit trot et décrocha son bourdon de mage du râtelier au-dessus de la cheminée. Il se lécha le doigt et toucha timidement le sommet du bourdon. Une petite étincelle octarine jaillit et une odeur de fer-blanc graisseux se répandit.
Il revint vers la porte.
Puis il se retourna lentement car son cerveau avait juste eu le temps d’analyser le fouillis de son cabinet et de repérer ce qui clochait.
« Merde, qu’est-ce que ce machin fout là ? » dit-il.
Il poussa la chose du bout de son bourdon. Elle roula un peu en ferraillant.
Elle ressemblait vaguement, mais pas trop, à cet appareil que les femmes de chambre trimballent bruyamment, dans lesquels elles mettent des balais, des draps propres et tout l’attirail dont elles ont besoin. Ridculle prit mentalement note d’en parler à l’intendante. Puis il oublia.
« Ces putain d’engins à roulettes, ils se fourrent partout », marmonna-t-il.
Sur le mot « putain », quelque chose qui ressemblait à une grosse mouche à viande hérissée de dents de chat surgit du néant, voleta follement en inventoriant le décor, puis se lança à la suite de l’archichancelier indifférent.
Les mots des mages ont du pouvoir. Et les jurons aussi. Et comme elle se cristallisait pour ainsi dire d’un rien, la force vitale trouvait des débouchés où elle pouvait.
« des villes, dit Un-homme-seau, c’est des œufs de ville, je crois. »
Les grands mages se réunirent à nouveau dans la Grande Salle. Même le major de promo éprouvait une certaine excitation. On jugeait contraire à l’étiquette d’user de magie contre les collègues mages, et contre les civils c’était déloyal. Une bonne décharge justifiée de temps en temps, ça faisait du bien.
L’archichancelier les passa en revue.
« Doyen, pourquoi vous portez toutes ces rayures sur la figure ? s’enquit-il.
— Camouflage, archichancelier.
— Camouflage, hein ?
— Yo, archichancelier.
— Ah, bon. Si ça vous fait plaisir, c’est l’principal. »
Ils se glissèrent dehors vers le bout de terrain qui avait été le petit territoire de Modo. Du moins, la plupart se glissèrent. Le doyen, lui, progressait par une succession de bonds tournoyants, se plaquait régulièrement contre le mur et scandait des « hop ! hop ! hop ! » à voix basse.
Il parut complètement déconfit lorsqu’il découvrit que les autres tas de compost se trouvaient toujours là où Modo les avait dressés.
Le jardinier, qui avait suivi le commando et que le doyen avait failli écraser à deux reprises, s’affaira un moment autour d’eux.
« Ils se tiennent à carreau, dit le doyen. Moi, je dis qu’il faut faire sauter ces putain de…
— Ils sont même pas encore chauds, dit Modo. Celui-là, ça doit être le plus vieux.
— Vous voulez dire qu’on a rien contre quoi se battre ? » fit l’archichancelier.
La terre trembla sous leurs pieds. Puis un bruit métallique faible leur parvint de la direction des ambulatoires.
Ridculle fronça les sourcils.
« Y a quelqu’un qui recommence à balader ces putain de paniers en fil de fer, dit-il. Y en avait un dans mon bureau ce soir.
— Huh, fit le major de promo. Moi, y en avait un dans ma chambre. J’ai ouvert mon armoire, et il était dedans.
— Dans votre armoire ? Vous l’avez mis là pour quoi faire ? demanda Ridculle.
— Ce n’est pas moi. Je vous l’ai dit. C’est sûrement les étudiants. C’est bien leur genre d’humour. Une fois, un de ces farceurs m’a mis une brosse à cheveux dans mon lit.
— Je m’suis déjà cassé la figure sur un de ces engins, poursuivit l’archichancelier, et quand j’ai regardé derrière moi, quelqu’un l’avait emporté. »
Le ferraillement se rapprocha.
« D’accord, mon p’tit ami qui s’croit si malin », grommela Ridculle en faisant rebondir une ou deux fois d’un air entendu son bourdon dans la paume de sa main.
Les mages reculèrent contre le mur.
Le pousseur de chariot fantôme était presque sur eux.
Ridculle gronda et bondit de sa cachette.
« Ah, ah, mon mignon… foutredieux ! »
« Vous fichez pas d’moi, fit madame Cake. Les villes, ça vit pas. Je sais qu’on le dit, mais pas sérieusement. »
Vindelle Pounze tourna et retourna une des boules de neige dans sa main.
« Elle doit en pondre des milliers, dit-il. Mais elles ne vont pas toutes survivre, évidemment. Sinon, des villes, on en aurait jusque-là, pas vrai ?
— Vous nous dites que ces petites boules éclosent pour devenir des espaces immenses ? demanda Ludmilla.
— pas tout de suite, y a d’abord le stade mobile.
— Un machin sur roues, fit Vindelle.
— c’est ça. vous savez déjà, à ce que je vois.
— Je crois que je savais, dit Vindelle Pounze, mais je ne comprenais pas. Et qu’est-ce qui se passe après le stade mobile ?
— sais pas. »
Vindelle se leva.
« Alors il est temps de le découvrir », déclara-t-il.
Il jeta un coup d’œil à Ludmilla et Lupin. Ah. Oui. Et pourquoi pas ? Si on aide quelqu’un en chemin, songea Vindelle, alors on ne vit pas sa vie, ou ce qui en tient lieu, en vain.
Il se voûta délibérément et prit une voix légèrement éraillée.
« Mais je ne me sens pas bien solide sur mes jambes ces temps-ci, chevrota-t-il. On me rendrait un grand service en m’aidant à marcher. Est-ce que vous pourriez me raccompagner jusqu’à l’Université, ma jeune dame ?
— Ludmilla sort pas beaucoup en ce moment à cause de sa santé qu’est… intervint aussitôt madame Cake.
— Excellente, termina Ludmilla. Maman, tu sais bien que ça fait plus d’une journée que la pleine lu…
— Ludmilla !
— Quoi, c’est vrai.
— C’est pas sûr pour une jeune femme de se promener dans les rues, d’nos jours, objecta madame Cake.
— Mais le merveilleux chien de monsieur Pounze ferait fuir le criminel le plus dangereux », dit Ludmilla.
Aussi sec, Lupin aboya joyeusement et fit le beau. Madame Cake le regarda d’un œil critique.
« Une bête très obéissante, c’est sûr, admit-elle à contrecœur.
— C’est décidé, alors, fit Ludmilla. Je vais chercher mon châle. »
Lupin roula sur le dos. Vindelle le poussa du pied.
« Sage », dit-il.
Un-homme-seau toussa d’un air éloquent.
« D’accord, d’accord », fit madame Cake. Elle saisit un paquet d’allumettes sur le buffet, en alluma distraitement une de l’ongle et la lâcha dans le verre de whisky. L’alcool brûla d’une flamme bleue, et quelque part dans le monde des esprits le spectre d’un double whisky bien tassé fit encore moins long feu.
Au moment où il sortait de la maison, Vindelle Pounze crut entendre une voix fantomatique entonner une chanson.
Le chariot s’arrêta. Il pivota d’un côté, puis de l’autre, comme s’il observait les mages. Puis il opéra un demi-tour rapide en trois manœuvres et fila à toute allure dans un bruit de ferraille.
« Attrapez-le ! » rugit l’archichancelier.
Il pointa son bourdon et lâcha une boule de feu qui transforma un petit carré de pavés en une substance jaune parcourue de bulles. Le chariot véloce tangua follement mais poursuivit sa course malgré une roue qui bringuebalait et couinait.