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« Ça vient des dimensions de la Basse-Fosse ! s’exclama le doyen. Dessoudez-moi cette ferraille ! »

L’archichancelier lui posa une main apaisante sur l’épaule. « Racontez pas de bêtises. Les Choses de la Basse-Fosse ont davantage de tentacules et de bidules. Elles ont pas l’air fabriquées. »

Ils se retournèrent en entendant un autre chariot. Il arriva en bringuebalant avec insouciance par un couloir transversal, s’arrêta lorsqu’il vit les mages – ou qu’il les perçut par un sens quelconque – et produisit une imitation honorable d’un chariot fraîchement abandonné.

L’économe s’en approcha sans bruit.

« Pas la peine de faire semblant, dit-il. On sait que tu bouges.

— On t’a tous vu », ajouta le doyen.

Le chariot gardait l’air de rien.

« Il ne peut pas penser, dit l’assistant des runes modernes. Il n’y a pas la place pour un cerveau.

— Qui vous dit qu’il pense ? fit l’archichancelier. Il fait rien d’autre que se déplacer. Qui a besoin d’un cerveau pour ça ? Même les crevettes se déplacent. »

Il fit courir un doigt sur le métal.

« En réalité, les crevettes sont plutôt intell… commença le major de promo.

— La ferme, le coupa Ridculle. Hmm. Est-ce que c’est vraiment fabriqué ?

— C’est du fil de fer, répondit le major de promo. Le fil de fer, on est obligé de le fabriquer. Et il y a les roues. On ne trouve pas grand-chose de naturel avec des roues.

— C’est juste que de tout près ç’a l’air…

— … d’une seule pièce, fit l’assistant des runes modernes qui s’était péniblement agenouillé afin de mieux examiner l’engin. D’un seul tenant. Fait d’un bloc. Comme une machine qu’on aurait fait pousser. Mais c’est idiot.

— Peut-être. N’y a-t-il pas une espèce de coucou dans les montagnes du Bélier qui construit des pendules pour nicher dedans ? demanda l’économe.

— Oui, mais c’est un rituel de séduction, rétorqua d’un ton dégagé l’assistant des runes modernes. D’ailleurs, ils ne sont jamais à l’heure, ces coucous-là. »

Le chariot bondit vers une brèche qui se dessinait entre les mages, malheureusement la brèche était déjà occupée par l’économe qui poussa un cri et tomba en avant dans le panier. Le chariot ne s’arrêta pas mais poursuivit bruyamment sa course en direction des portes.

Le doyen leva son bourdon. L’archichancelier s’en saisit.

« Vous risquez de toucher l’économe, dit-il.

— Rien qu’une petite boule de feu ?

— C’est tentant, mais non. Venez. Tous dessus.

— Yo !

— Si vous voulez. »

Les mages se lancèrent pesamment à la poursuite du fuyard. Derrière eux, sans que personne ne les ait encore remarqués, toute une volée de jurons de l’archichancelier voltigeaient et bourdonnaient.

Quant à Vindelle Pounze, il conduisait une petite délégation vers la bibliothèque.

Le bibliothécaire de l’Université de l’Invisible traversa la salle à coups de phalanges rapides tandis que des chocs violents ébranlaient la porte.

« Je sais que vous êtes là, lui parvint la voix de Vindelle Pounze. Il faut nous laisser entrer. C’est d’une importance vitale.

— Oook.

— Vous ne voulez pas ouvrir ?

— Oook !

— Alors vous ne me laissez pas le choix… »

D’antiques moellons de maçonnerie s’écartèrent lentement. Du mortier s’émietta.

Puis une partie du mur s’écroula et livra passage à Vindelle Pounze par une ouverture en forme de Vindelle Pounze. La poussière fit tousser l’ex-mage.

« J’ai horreur de ça, fit-il. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que j’entretiens les préjugés populaires. »

Le bibliothécaire lui atterrit sur les épaules. Sans conséquence notable, à la grande surprise de l’orang-outan. D’ordinaire, un orang-outan de cent cinquante kilos perturbe sensiblement la marche d’un individu, mais Vindelle le portait aussi facilement qu’une collerette.

« Je crois qu’il nous faut l’Histoire ancienne, fit-il. Dites, vous ne pourriez pas arrêter de vouloir m’arracher la tête ? »

Le bibliothécaire regarda autour de lui d’un air affolé. Normalement, sa technique ne ratait jamais.

Puis ses narines s’évasèrent.

Le bibliothécaire n’avait pas toujours été un anthropoïde. Une bibliothèque est un lieu de travail à haut risque, et une explosion magique l’avait transformé en primate. Humain, il s’était montré plutôt inoffensif, même si on s’était depuis tellement bien habitué à son nouveau physique que peu de gens s’en souvenaient. Mais la métamorphose avait ouvert la porte à tout un éventail de sens et de souvenirs d’espèce. Et l’un des plus profonds de ces sens, des plus essentiels, des mieux inscrits dans les gènes se rapportait aux formes. Il remontait à l’aube de la sapience. Des formes dotées de museaux, de crocs et de quatre pattes se rangeaient, dans l’esprit simien évolué, sous la rubrique « mauvaises nouvelles ».

Un très gros loup était entré à pas feutrés par la brèche dans le mur, suivi par une jeune femme séduisante. Les plombs du bibliothécaire sautèrent momentanément.

« Et je pourrais parfaitement, reprit Vindelle, vous nouer les bras dans le dos.

— Eeek !

— Ce n’est pas un loup ordinaire. Vous avez intérêt à le croire.

— Oook ? »

Vindelle baissa la voix. « Et elle n’est peut-être pas techniquement une femme », ajouta-t-il.

Le bibliothécaire regarda Ludmilla. Ses narines s’évasèrent encore. Son front se plissa.

« Oook ?

— D’accord, j’ai peut-être parlé un peu vite. Lâchez-moi, soyez gentil. »

Le bibliothécaire relâcha son étreinte tout doucement et retomba par terre en laissant Vindelle entre Lupin et lui.

L’ex-mage épousseta des éclats de mortier des restes de sa robe.

« Il nous faut des renseignements sur la vie des villes, dit-il. En particulier, il faut que je sache… »

Il entendit un petit bruit métallique.

Un panier en fil de fer roulait nonchalamment autour du pâté des rayonnages les plus proches. Il était plein de livres. Il s’arrêta dès qu’il comprit qu’on l’avait vu, et s’arrangea pour donner l’impression de n’avoir jamais bougé.

« Le stade mobile », souffla Vindelle Pounze.

Le panier de fil de fer s’efforça de reculer petit à petit sans avoir l’air de se déplacer. Lupin gronda.

« C’est de ça que parlait Un-homme-seau ? » demanda Ludmilla. Le chariot disparut. Le bibliothécaire grogna et partit à sa recherche.

« Oh, oui. Quelque chose qui se rend utile, dit un Vindelle soudain en proie à une joie presque maniaque. C’est comme ça que ça marche. D’abord quelque chose qu’on veut garder et ranger dans un coin. Ils ne sont pas des milliers à trouver les conditions requises pour la métamorphose, mais ça n’a pas d’importance, vu qu’ils sont des milliers, alors sur le nombre… Puis, le stade suivant, c’est quelque chose de pratique, qui passe partout, que jamais personne n’imaginerait capable de se déplacer tout seul. Mais tout ça arrive au mauvais moment !

— Comment une ville peut-elle être vivante ? C’est uniquement composé d’éléments morts ! dit Ludmilla.

— Comme les gens. Croyez-moi. J’en sais quelque chose. Mais vous avez raison, je trouve. Cette histoire-là n’aurait pas dû arriver. C’est toute cette force vitale en surplus. Ça… ça fausse l’équilibre. Ça donne une réalité à ce qui n’est pas véritablement réel. Et ça se produit trop tôt, et trop vite… »