« Un gros orage se prépare.
— ÇA VA ABÎMER MA MOISSON ?
— Non. Elle séchera après.
— COMMENT VA L’ENFANT ? »
Pierre Porte ouvrit la main. Mademoiselle Trottemenu haussa les sourcils. Le sablier d’or était là, l’ampoule supérieure presque vide. Mais il chatoyait, tantôt visible, tantôt invisible.
« Vous l’avez ? Comment ça s’fait ? Il est là-haut. Elle le tenait comme… (elle pataugea) comme quelqu’un qui tient quelque chose très fort.
— ELLE LE TIENT TOUJOURS. MAIS IL EST AUSSI ICI. OU N’IMPORTE OÙ. CE SABLIER N’EST QU’UNE MÉTAPHORE, APRÈS TOUT.
— Ce qu’elle tient, ç’a l’air drôlement réel.
— CE N’EST PAS PARCE QU’UNE CHOSE EST UNE MÉTAPHORE QU’ELLE N’EST PAS RÉELLE. »
Mademoiselle Trottemenu prit conscience d’un faible écho dans la voix, comme si les mots étaient prononcés par deux personnes dans un synchronisme presque mais pas vraiment parfait.
« Combien de temps il vous reste ?
— UNE AFFAIRE D’HEURES.
— Et la faux ?
— J’AI DONNÉ DES CONSIGNES PRÉCISES AU FORGERON. »
Elle fronça les sourcils. « J’dis pas que le p’tit Bottereau, c’est un mauvais gars, mais vous êtes sûr qu’il les suivra ? C’est beaucoup demander à un homme comme lui de détruire une chose pareille.
— JE N’AVAIS PAS LE CHOIX. LE PETIT POÊLE D’ICI NE CHAUFFE PAS ASSEZ.
— C’est une faux maléfique drôlement coupante.
— JE CRAINS QU’ELLE NE SOIT PAS ASSEZ COUPANTE.
— Et personne a jamais essayé de vous faire ça ?
— ON DIT BIEN QU’AU MOMENT DU GRAND DÉPART ON N’EMPORTE RIEN AVEC SOI ?
— Oui.
— COMBIEN DE GENS L’ONT CRU SÉRIEUSEMENT ?
— Je me souviens, dit mademoiselle Trottemenu, avoir une fois lu quelque chose sur des rois païens dans un désert quelque part qui construisent des pyramides immenses où ils entassent toutes sortes d’affaires. Même des bateaux. Même des filles habillées de pantalons transparents et de deux couvercles de casserole. Vous m’direz pas que c’est bien.
— JE N’AI JAMAIS ÉTÉ TRÈS SÛR DE CE QUI EST BIEN, fit Pierre Porte. JE NE SUIS PAS SÛR QU’UNE NOTION COMME LE BIEN EXISTE. OU LE MAL. ON FAIT FACE À DES SITUATIONS, C’EST TOUT.
— Non, le bien c’est le bien et le mal c’est le mal, répliqua mademoiselle Trottemenu. On m’a appris à faire la différence.
— UN FRAUDEUR INTERLOPE VOUS L’A APPRIS.
— Un quoi ?
— UN CONTREBANDIER.
— Y a pas d’mal à faire de la contrebande !
— JE FAIS SEULEMENT REMARQUER QUE CERTAINS NE SONT PAS DE CET AVIS.
— Ils comptent pas !
— MAIS… »
La foudre s’abattit quelque part sur la colline. Le coup de tonnerre secoua la maison ; quelques briques de la cheminée tombèrent bruyamment dans l’âtre. Puis les fenêtres vibrèrent sous les assauts impétueux du vent.
Pierre Porte traversa la pièce d’un pas énergique et ouvrit la porte à la volée.
Des grêlons comme des œufs de poule rebondirent sur le seuil jusque dans la cuisine.
« OH. DU THÉÂTRAL.
— Oh, merde ! »
Mademoiselle Trottemenu lui plongea sous le bras.
« Et d’où vient le vent ?
— DU CIEL ? fit Pierre Porte que surprenait l’émoi soudain de la demoiselle.
— Venez ! » Elle repartit en trombe dans la cuisine et farfouilla sur le buffet, en quête d’une lanterne et d’allumettes.
« MAIS VOUS AVEZ DIT QUE ÇA SÉCHERAIT.
— Avec un orage normal, oui. Mais avec une tempête pareille ? La moisson sera fichue ! Demain matin, on la retrouvera égaillée sur toute la colline ! »
Elle tripota la bougie de la lanterne, finit par l’allumer et revint en courant.
Pierre Porte regardait la tempête au dehors. Des brins de paille passèrent dans un bruissement, tournoyant au gré des sautes de vent.
« FICHUE ? MA MOISSON ? » Il se redressa. « DE LA MERDE. »
La grêle crépitait sur le toit de la forge.
Edouard Bottereau actionna le soufflet du fourneau jusqu’à ce que le noyau des morceaux de charbon vire au blanc très légèrement jaune.
Une bonne journée. La moissonneuse battante avait mieux fonctionné qu’il n’osait l’espérer ; le vieux Pisburet avait tenu à la garder pour un autre champ le lendemain, aussi l’avait-on laissée dehors, recouverte d’une toile goudronnée et solidement attachée. Demain, il apprendrait à un des hommes comment s’en servir et commencerait à plancher sur un nouveau modèle amélioré. Le succès était assuré. L’avenir était vraiment pour demain.
Restait la question de la faux. Il se dirigea vers le mur où on l’avait accrochée. Un drôle de mystère, ça. Il n’avait jamais vu d’instrument aussi magnifique. On n’arrivait même pas à l’émousser. Son tranchant débordait bien au-delà de son fil réel. Et pourtant, il était censé la détruire. Ça n’avait pas de sens commun. Edouard Bottereau croyait beaucoup au sens commun, au sens commun tel que lui le concevait.
Peut-être que Pierre Porte voulait tout bonnement se débarrasser de sa faux, réaction d’autant plus compréhensible qu’en ce moment même, alors qu’elle pendait au mur, bien inoffensive, son fil tranchant semblait émettre des rayons. Un faible halo violet entourait sa lame, dû aux courants d’air dans la forge qui poussaient d’infortunées molécules gazeuses vers un découpage mortel.
Edouard Bottereau s’en saisit avec une grande prudence.
Un type bizarre, ce Pierre Porte. Il voulait être sûr qu’elle soit absolument morte, avait-il dit. Comme si on pouvait tuer un objet.
Et puis comment la détruire ? Oh, le manche brûlerait, le métal se calcinerait et, s’il travaillait assez dur, on n’en retrouverait qu’un petit tas de poussière et de cendres. C’était ce que voulait le client.
D’un autre côté, on pouvait probablement la détruire en dégageant tout bonnement la lame du manche… Après tout, ce ne serait plus une faux si on se contentait de ça. Ce ne serait… ben, rien que des pièces détachées. C’est sûr, on pourrait la reconstituer à partir de ces pièces-là, mais on y arriverait certainement tout pareil à partir de la poussière et des cendres si on savait comment s’y prendre.
Edouard Bottereau était content de son raisonnement. Et puis, après tout, Pierre Porte n’avait même pas exigé une preuve que l’outil serait… euh… tué.
Il visa soigneusement puis sectionna d’un coup de faux le bout de l’enclume. De quoi donner la chair de poule.
Un tranchant absolu.
Il renonça. C’était injuste. On ne demandait pas à un gars comme lui de détruire un instrument pareil. C’était une œuvre d’art.
Mieux que ça. Une œuvre de technique.
Il traversa la forge jusqu’à un tas de bois de construction et jeta la faux hors de portée loin derrière. Il y eut un couinement bref de perforation.
Bah, ça irait comme ça. Il rendrait son quart de sou à Pierre dans la matinée.
La Mort aux Rats se matérialisa derrière la pile de bois dans la forge et se traîna jusqu’à un pauvre petit tas de fourrure, restes d’un rongeur dont le destin avait croisé la trajectoire de la faux.
Le fantôme de la victime se tenait debout près du cadavre, l’air craintif. Il ne semblait pas très content de voir le nouvel arrivant.
« Couiii ? Couiii ?
— COUIII, expliqua la Mort aux Rats.