Выбрать главу

— HA. HA. TRÈS DRÔLE, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Je crois que dans un moment pareil vous pourriez cesser de m’appeler mademoiselle Trottemenu.

— RÉNATA ? »

Elle eut l’air époustouflée.

« Comment vous connaissez mon prénom ? Oh. Vous avez dû le voir écrit quelque part, c’est ça ?

— GRAVÉ.

— Sur un de ces sabliers ?

— OUI.

— Avec tous les grains de sable qui tombaient ?

— OUI.

— Tout le monde en a un ?

— OUI.

— Alors vous savez combien de temps je vais…

— OUI.

— Ça doit faire drôle de savoir… les choses que vous savez…

— ALLEZ SAVOIR.

— C’est pas juste, tout d’même. Si les gens savaient quand ils vont mourir, ils vivraient mieux.

— SI LES GENS SAVAIENT QUAND ILS VONT MOURIR, JE CROIS QU’ILS NE VIVRAIENT SANS DOUTE PAS DU TOUT.

— Oh, très sentencieux, ça. Et qu’est-ce que vous en savez, vous, Pierre Porte ?

— JE LE SAIS, VOILÀ. »

Bigadin enfila au trot une des rares rues du village et déboucha sur les pavés de la place. Il n’y avait personne alentour. Dans des villes comme Ankh-Morpork, minuit n’exprime que la fin de soirée, parce qu’il n’existe pas officiellement de nuit, uniquement des soirs qui se fondent dans des aubes. Mais ici, les habitants réglaient leurs existences sur des repères comme des couchers de soleil et des chants du coq estropiés. Minuit portait bien son nom.

Malgré l’orage qui régnait sur les collines, la place était calme. Le tic-tac de l’horloge dans son beffroi, qu’on ne remarquait pas à midi, donnait à présent l’impression de rebondir en écho sur les bâtiments.

À l’approche du cheval, un bourdonnement s’échappa du fond de ses entrailles de roues dentées. L’aiguille des minutes se déplaça dans un bruit sourd et s’arrêta en vibrant sur le 9. Une trappe s’ouvrit dans le cadran et deux petits personnages mécaniques sortirent en ronronnant d’un air important pour cogner sur une clochette au prix de beaucoup d’efforts, semblait-il.

Ting-ting-ting.

Les automates se mirent en rang et réintégrèrent l’horloge en tremblotant.

« Ils sont là depuis que j’suis toute petite. C’est l’arrière-arrière-grand-père de monsieur Bottereau qui les a fabriqués, dit mademoiselle Trottemenu. Je m’demandais tout le temps ce qu’ils faisaient entre les sonneries, vous savez. Je m’disais qu’ils avaient une petite maison là-dedans, quelque chose.

— JE NE CROIS PAS. CE NE SONT QUE DES OBJETS. ILS NE SONT PAS VIVANTS.

— Hmm. Ben, ça fait des siècles qu’ils sont là. Peut-être que la vie, ça s’acquiert ?

— OUI. »

Ils attendirent dans un silence uniquement rompu par le coup sourd et régulier de l’aiguille des minutes dans son ascension de la nuit.

« C’é… c’était bien agréable de vous avoir chez moi, Pierre Porte. »

Il ne répondit pas.

« À m’aider pour la moisson et tout.

— C’ÉTAIT… INTÉRESSANT.

— J’ai eu tort de vous mettre en retard rien que pour du blé.

— NON. LA MOISSON, C’EST IMPORTANT. »

Pierre Porte déplia la main. Le sablier apparut.

« J’comprends toujours pas comment vous faites ça.

— CE N’EST PAS DIFFICILE. »

Le sifflement du sable s’enfla jusqu’à envahir la place.

« Vous avez un dernier mot à dire ?

— OUI. JE NE VEUX PAS M’EN ALLER.

— Bon. C’est bref, en tout cas. »

Pierre Porte fut surpris de voir qu’elle cherchait à lui prendre la main.

Au-dessus de sa tête, les aiguilles de minuit se chevauchèrent. L’horloge émit un bourdonnement. La porte s’ouvrit. Les automates sortirent au pas. Ils s’arrêtèrent dans un cliquetis de chaque côté de la cloche des heures, se saluèrent et levèrent leurs marteaux.

Dong.

On entendit alors un cheval s’approcher au trot.

Mademoiselle Trottemenu aperçut des taches bleues et violettes à la limite de son champ de vision, comme des éclairs d’images résiduelles sans images préalables.

En tournant brusquement la tête et en regardant du coin de l’œil, elle distinguait de petites formes vêtues de gris qui voltigeaient autour des murs.

Les revenueurs, se dit-elle. Ils viennent vérifier que tout se passe comme il faut.

« Pierre ? » fit-elle.

Il referma le poing sur le sablier doré.

« C’EST PARTI. »

Le bruit des sabots s’enfla et rebondit en écho sur les bâtiments derrière eux.

« SOUVENEZ-VOUS : VOUS NE COUREZ AUCUN DANGER. »

Pierre Porte recula dans l’obscurité.

Puis il réapparut un bref instant.

« EN PRINCIPE », ajouta-t-il avant de réintégrer les ténèbres.

Mademoiselle Trottemenu s’assit sur les marches du beffroi et berça le corps de la fillette étendu en travers de ses genoux.

« Pierre ? » hasarda-t-elle.

Une silhouette à cheval pénétra sur la place.

C’était bel et bien un squelette de cheval. Des flammes bleues crépitèrent sur ses os lorsqu’il s’avança au trot ; mademoiselle Trottemenu se surprit à se demander s’il s’agissait d’un vrai squelette, animé d’une façon ou d’une autre, l’ancienne structure interne d’un cheval, ou d’une créature qui se présentait naturellement sous forme de squelette. Des réflexions ridicules à se faire, mais elle préférait ça plutôt que s’attarder sur l’horrible réalité qui s’approchait.

On le bouchonnait ou on l’astiquait ?

Le cavalier mit pied à terre. Il était beaucoup plus grand que Pierre Porte, mais les ténèbres de sa robe dissimulaient le moindre détail. Il tenait un objet qui n’était pas exactement une faux mais qui en avait sans doute compté une parmi ses ancêtres, de la même manière qu’un instrument chirurgical, même le plus astucieusement conçu, compte un bout de bois quelque part dans son arbre généalogique. Ça n’avait qu’un lointain rapport avec le moindre outil ayant jamais tâté de la paille.

La silhouette vint à grands pas vers mademoiselle Trottemenu, la faux sur l’épaule, et s’arrêta.

« Où est-il ?

— Vois pas de qui vous parlez, répondit mademoiselle Trottemenu. Et à votre place, jeune homme, je donnerais à manger à mon cheval. »

La silhouette eut visiblement du mal à digérer l’information, mais finit par arriver à une conclusion, sembla-t-il. Elle se retira la faux de l’épaule et baissa le regard sur la fillette.

« Je le trouverai. Mais d’abord… »

Elle se raidit.

Une voix dans son dos ordonna :

« LÂCHE TA FAUX ET RETOURNE-TOI LENTEMENT. »

Quelque chose à l’intérieur de la ville, songeait Vindelle. Les villes se développent, pleines de monde, mais elles sont aussi pleines de commerces, de boutiques, de religions et…

C’est idiot, se dit-il. Ce ne sont que des choses. Ça ne vit pas.

Peut-être que la vie, ça s’acquiert.

Des parasites et des prédateurs, mais différents de ceux qui s’attaquent aux animaux et aux végétaux. Comme une forme de vie, grosse, lente, métaphorique, tirant sa subsistance des villes. Mais ça incube dans les cités, comme un… Comment ça s’appelle, déjà ? Une espèce d’insecte… Un nique-le-monde, un nom dans ce goût-là. Il se souvenait à présent – d’ailleurs il se souvenait de tout – avoir lu quelque chose durant ses années d’études sur des êtres qui pondaient leurs œufs dans l’organisme des autres. À la suite de quoi, pendant plusieurs mois, il avait refusé de manger des omelettes et du caviar, au cas où.