« Plus tu fuis loin, plus tu te rapproches. »
La nouvelle Mort sortit sans se presser de l’ombre.
« Tu devrais le savoir. »
Pierre Porte se redressa.
« Ça va nous plaire.
— NOUS PLAIRE ? »
La nouvelle Mort avança. Pierre Porte recula.
« Oui. Prendre une Mort, c’est comme mettre un terme à un milliard de vies mineures.
— DE VIES MINEURES ? CE N’EST PAS UN JEU ! »
La nouvelle Mort hésita. « Qu’est-ce que c’est, un jeu ? »
Pierre Porte entrevit une toute petite lueur d’espoir.
« JE PEUX VOUS MONTRER… »
L’extrémité du manche de la faux l’atteignit sous le menton et le catapulta contre le mur, où il glissa jusqu’à terre.
« Nous devinons une ruse. Nous n’écoutons pas. Le faucheur n’écoute pas la moisson. »
Pierre Porte essaya de se relever.
Le manche de la faux le frappa une fois encore.
« Nous ne commettrons pas les mêmes erreurs. »
Pierre Porte leva la tête. La nouvelle Mort tenait le sablier doré ; l’ampoule supérieure était vide. Autour d’eux, le décor se modifia, rougit, prit peu à peu l’apparence irréelle de la réalité vue depuis l’autre côté…
« Ton temps est écoulé, monsieur Pierre Porte. »
La nouvelle Mort releva son capuchon.
Aucun visage en dessous. Pas même un crâne. De la fumée s’enroulait en volutes informes entre la robe et une couronne dorée.
Pierre Porte se redressa sur les coudes.
« UNE COURONNE ? » Sa voix tremblait de rage. « JE N’AI JAMAIS PORTÉ DE COURONNE, MOI !
— Tu n’as jamais voulu régner. »
La Mort ramena la faux en arrière pour frapper une dernière fois.
L’ancienne Mort et la nouvelle s’aperçurent alors que le sifflement du temps qui passait ne s’était pas arrêté, en fin de compte.
La nouvelle Mort hésita et sortit le sablier doré.
Lui donna une secousse.
Pierre Porte étudia le visage sans visage sous la couronne. Il y reconnut une expression de perplexité, malgré l’absence de physionomie pour l’afficher ; l’expression flottait toute seule dans l’espace.
Il vit la couronne se tourner.
Mademoiselle Trottemenu était là, les mains écartées d’une trentaine de centimètres l’une de l’autre et les yeux fermés.
Entre ses paumes, en l’air devant elle, flottaient les contours imprécis d’un sablier dont le sable s’écoulait à torrents.
Les Morts distinguèrent avec peine, sur le verre, le nom en caractères tremblés : Rénata Trottemenu.
L’expression sans traits de la nouvelle Mort traduisait l’embarras en phase terminale. L’être se retourna vers Pierre Porte.
« Pour TOI ? »
Mais déjà Pierre Porte se relevait et se déployait comme le courroux des rois. Il tendit les bras derrière lui en grondant, vivant sur du temps d’emprunt, et ses mains se refermèrent autour de la faux pour la moisson.
La Mort couronnée vit arriver l’arme et leva la sienne, mais rien au monde n’aurait pu arrêter la lame usée lorsqu’elle fendit l’air en grondant, une lame dont la rage et la soif de vengeance affûtaient le fil au-delà de toute définition. Elle traversa le métal sans même ralentir.
« PAS DE COURONNE, dit Pierre Porte en regardant droit dans la fumée. PAS DE COURONNE. SEULEMENT LA MOISSON. »
La robe se replia sur sa lame. Il entendit une plainte ténue monter dans l’ultrason. Une colonne noire, comme le négatif d’un éclair, fulgura depuis le sol et disparut dans les nuages.
La Mort attendit un moment, puis poussa timidement la robe du pied. La couronne, légèrement déformée, s’en échappa et roula plus loin avant de s’évaporer.
« OH, fit-il dédaigneusement. DU THÉÂTRAL. »
Il rejoignit mademoiselle Trottemenu et lui rapprocha doucement les mains. L’image du sablier s’évanouit. Le brouillard bleu et violet à la limite de la vision s’estompa à mesure que la réalité solide revenait à flots.
Plus bas, au village, l’horloge sonna le dernier coup de minuit.
La vieille femme frissonnait. La Mort lui claqua des doigts devant les yeux.
« MADEMOISELLE TROTTEMENU ? RÉNATA ?
— Je… J’savais pas quoi faire, et vous avez dit que c’était pas difficile, alors… »
La Mort se rendit dans la grange. Lorsqu’il en sortit, il portait sa robe noire.
Elle se tenait toujours debout à la même place. « J’savais pas quoi faire, répéta-t-elle sans s’adresser forcément à lui. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est fini ? »
La Mort regarda autour de lui. Les formes grises affluaient dans la cour. « SANS DOUTE QUE NON », dit-il.
Davantage de chariots apparurent derrière le rang de soldats. Apparemment de petits travailleurs argentés auxquels se mêlait de temps en temps l’éclat doré d’un guerrier.
« On devrait retourner à l’escalier, dit Dorine.
— C’est là qu’ils veulent nous voir aller, à mon avis, fit Vindelle.
— Alors ça me convient. D’ailleurs, j’crois pas que leurs roues pourraient grimper des marches, hein ?
— Et vous ne pouvez pas franchement vous battre jusqu’à la mort », fit observer Ludmilla. Lupin restait près d’elle, ses yeux jaunes fixés sur les roulettes qui avançaient lentement.
« On aurait bien besoin de chance », dit Vindelle. Ils atteignirent l’escalier mobile. Vindelle leva la tête. Des chariots s’agglutinaient en haut des marches ascendantes, mais la voie vers le niveau inférieur paraissait libre.
« On va peut-être trouver un autre chemin pour monter ? » fit Ludmilla, un accent d’espoir dans la voix.
Ils embarquèrent dans un raclement de semelles sur l’escalier mobile. Derrière eux, les chariots se déplacèrent pour leur couper la retraite.
Les mages se trouvaient à l’étage en dessous. Ils restaient tellement figés au milieu des plantes en pots et des fontaines que Vindelle passa d’abord devant eux en les prenant pour des espèces de statues ou des meubles énigmatiques.
L’archichancelier, affublé d’un faux nez rouge, tenait des ballons. À côté de lui, l’économe jonglait avec des balles de couleur, mais comme une machine, les yeux dans le vide.
Le major de promo, un peu plus loin, jouait les hommes-sandwichs entre deux panneaux publicitaires. L’annonce des panneaux n’était pas encore complètement arrivée à maturité, mais Vindelle était prêt à parier sa vie future qu’on finirait par y lire quelque chose comme : SOLDES !!!!!
Les autres mages étaient regroupés comme des poupées dont on n’avait pas remonté le mécanisme. Chacun portait un grand insigne oblong sur sa robe. L’écriture familière d’aspect organique commençait à former un mot qui ressemblait à :
Pourquoi sécurité ? Mystère.
Les mages ne donnaient franchement pas l’impression de se sentir en sécurité.
Vindelle claqua des doigts devant les yeux pâles du doyen. Aucune réaction.
« Il n’est pas mort, fit Raymond.
— Il se repose, dit Vindelle. Il est déconnecté. »
Raymond donna une poussée au doyen. Le mage tituba sur quelques pas avant de s’arrêter en oscillant.
« Ben, on les sortira jamais d’ici, fit Arthur. Pas comme ça. Vous pouvez pas les réveiller ?
— Leur allumer une plume sous le nez, proposa spontanément Donne.