— Je ne crois pas que ça marchera », dit Vindelle. Il fondait son avis sur le fait que Raymond Soulier se trouvait quasiment sous leur nez, et quiconque dont l’équipement nasal n’enregistrait pas sa présence n’avait aucune chance de réagir à une banale plume enflammée. Pas plus qu’à un poids lourd lâché du haut d’un immeuble, à vrai dire.
« Monsieur Pounze, fit Ludmilla.
— J’ai connu un golem comme ça, dit Raymond Soulier. Exactement pareil. Un grand type, tout en argile. Le golem, ça se présente toujours sous cette forme-là. Suffit de leur inscrire dessus un mot sacré spécial pour les faire démarrer.
— Quoi ? Comme « sécurité » ?
— Possible. »
Vindelle examina le doyen. « Non, dit-il enfin, personne n’aurait autant d’argile que ça. » Il jeta un regard circulaire. « Il faut trouver d’où vient cette foutue musique.
— Où se cachent les musiciens, vous voulez dire ?
— Je ne crois pas qu’il y ait de musiciens.
— Faut forcément des musiciens, mon frère, rétorqua Raymond. C’est pour ça que ça s’appelle de la musique.
— Primo, ça ne ressemble à aucune musique que je connaisse, et deuxio, j’ai toujours cru qu’il fallait des lampes à huile ou des bougies pour faire de la lumière, or je n’en vois nulle part et pourtant il y a de la lumière partout, dit Vindelle.
— Monsieur Pounze, répéta Ludmilla en lui donnant un coup de coude.
— Oui ?
— Voilà encore d’autres chariots. »
Ils bloquaient les cinq couloirs qui rayonnaient de l’espace central.
« Il n’y a pas d’escalier qui descend, dit Vindelle.
— Peut-être que c’est – qu’elle est – dans une des parties vitrées, fit Ludmilla. Les boutiques ?
— Je ne crois pas. Elles n’ont pas l’air finies. Et puis il y a quelque chose qui cloche, j’ai l’impression… »
Lupin grogna. Des piques luisaient sur les chariots de tête, mais ils ne se pressaient pas pour attaquer.
« Ils ont dû voir ce qu’on a fait aux autres, expliqua Arthur.
— Oui. Mais ils l’ont vu comment ? Ça s’est passé au-dessus, fit observer Vindelle.
— Ben, possible qu’ils se parlent entre eux.
— Comment peuvent-ils parler ? Comment peuvent-ils penser ? Il ne peut pas y avoir de cerveau dans un tas de fil de fer, dit Ludmilla.
— Les fourmis et les abeilles ne pensent pas non plus, à ce compte-là, fit Vindelle. Elles sont dirigées… »
Il leva la tête.
Ils levèrent la tête.
« Ça vient de quelque part dans le plafond, dit-il. Faut qu’on trouve tout de suite !
— Il n’y a que des panneaux de lumière, fit Ludmilla.
— Autre chose ! Cherchez d’où ça peut venir !
— Ça vient de partout !
— J’sais pas ce que vous comptez faire, dit Dorine qui saisit une plante en pot et la brandit comme une massue, mais j’espère que vous allez le faire vite.
— C’est quoi, ce machin rond et noir là-haut ? demanda Arthur.
— Où ça ?
— Là. » Arthur tendit le doigt.
« D’accord, Raymond et moi, on va vous faire la courte échelle, venez…
— Moi ? Mais j’supporte pas l’altitude !
— Je croyais que vous pouviez vous transformer en chauve-souris ?
— Ouais, mais une chauve-souris pas rassurée du tout !
— Cessez de vous plaindre. Bon… un pied ici, maintenant votre main là, ensuite montez l’autre pied sur l’épaule de Raymond…
— Sans passer à travers, conseilla Raymond.
— J’aime pas ça ! » gémit Arthur tandis qu’ils le soulevaient.
Dorine arrêta de fusiller du regard les chariots qui avançaient en douce.
« Artor ! Noplesse obliche !
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Un code de vampire ? chuchota Raymond.
— Ça veut dire en gros : Un comte doit faire ce qu’un comte doit faire, expliqua Vindelle.
— Comte ! gronda Arthur en se balançant dangereusement. J’aurais jamais dû écouter ce notaire ! J’aurais dû savoir qu’il faut jamais rien attendre de bon d’une grande enveloppe marron ! Et j’arrive pas à atteindre ce putain de bazar, de toute façon !
— Vous ne pouvez pas sauter ? demanda Vindelle.
— Et vous, vous pouvez pas aller crever ailleurs ?
— Non.
— Et moi, je saute pas !
— Volez, alors. Changez-vous en chauve-souris et volez.
— Je trouve jamais la bonne vitesse relative !
— Vous pourriez le lancer en l’air, proposa Ludmilla. Vous savez, comme une flèche en papier !
— Merde ! J’suis un comte !
— Vous venez de dire que ça ne vous intéressait pas ! fit Vindelle d’une voix mielleuse.
— Par terre, non, mais quand il s’agit de s’faire lancer comme un frisbee…
— Arthur ! Fais c’que te dit monsieur Pounze !
— J’vois pas pourquoi…
— Arthur ! »
Même en chauve-souris, Arthur restait étonnamment lourd. Vindelle l’empoigna par les oreilles comme une boule de bowling difforme puis tâcha de bien viser.
« Attention, hein… j’suis une espèce en voie de disparition ! » couina le comte tandis que Vindelle ramenait le bras en arrière.
Ce fut un coup dans le mille. Arthur voleta jusqu’au disque dans le plafond et le saisit dans ses griffes.
« Vous pouvez le bouger ?
— Non !
— Alors accrochez-vous bien et retransformez-vous.
— Non !
— On vous rattrapera.
— Non !
— Arthur ! brailla Dorine en repoussant un chariot entreprenant à petits coups de son gourdin de fortune.
— Oh, d’accord. »
On eut la vision brève d’un Arthur Clindieux désespérément agrippé au plafond ; après quoi il tomba sur Vindelle et Raymond, le disque serré sur sa poitrine.
La musique se tut brusquement. Des tuyaux roses se déversèrent de l’orifice dévasté au-dessus d’eux et s’enroulèrent autour d’Arthur qui, du coup, ressemblait à une assiettée peu ragoûtante de spaghettis et de boulettes de viande. Les fontaines donnèrent l’impression de fonctionner un instant en marche arrière avant de se tarir.
Les chariots s’arrêtèrent. Ceux de derrière percutèrent ceux de devant dans un concert de cliquetis pathétiques.
Des tuyaux continuaient de se déverser du trou. Vindelle en ramassa un bout. Il était d’un rose déplaisant, et gluant.
« C’est quoi, d’après vous ? demanda Ludmilla.
— D’après moi, répondit Vindelle, on ferait bien de s’en aller tout de suite. »
Le sol trembla. De la vapeur jaillit de la fontaine.
« Sinon plus tôt », ajouta-t-il.
Un gémissement s’échappa des lèvres de l’archichancelier. Le doyen s’effondra en avant. Les autres mages restèrent debout, mais tout juste.
« Ils se réveillent, dit Ludmilla. Mais je ne crois pas qu’ils arriveront à monter sur l’escalier.
— À mon avis, ce n’est même pas la peine d’y songer, fit Vindelle. Regardez-le, l’escalier. »
L’escalier mobile ne l’était plus, mobile. Les marches noires luisaient dans la lumière dépourvue d’ombres.
« Je vois ce que vous voulez dire, fit Ludmilla. Autant vouloir marcher sur des sables mouvants.
— Ce serait sûrement moins risqué, dit Vindelle.
— Il y a peut-être un couloir en pente ? Les chariots doivent bien passer quelque part.
— Bonne idée. »
Ludmilla observa les chariots. Ils tournaient en rond, sans but.
« J’en ai peut-être une meilleure encore… » dit-elle en saisissant un guidon qui passait à sa portée.