— Qu’est-ce que vous voulez dire, bon sang ?
— Taille d’arbres ! Vous saisissez ? Yo !
— Oook ! »
Vindelle leva des yeux embrumés.
Ah. Manifestement, son cerveau aussi lui échappait.
Un chariot sortait de guingois de la vapeur, des silhouettes indistinctes accrochées à ses flancs. Un bras velu et un autre qui n’en était plus vraiment un se baissèrent, le soulevèrent et le jetèrent dans le panier. Quatre roulettes dérapèrent, le chariot rebondit sur le mur, se redressa et repartit en ferraillant.
Vindelle avait vaguement conscience d’entendre des voix.
« Allez-y, doyen. Je sais que vous attendez qu’ça. » Celle-là, c’était l’archichancelier.
« Yo !
— Vous allez tuer complètement cette chose ? On ne tient pas à la voir échouer au club du Nouveau Départ, je trouve. Elle n’a pas l’esprit de groupe, d’après moi. » Ça, c’était Raymond Soulier.
« Oook ! » Le bibliothécaire.
« Vous inquiétez pas, Vindelle. Le doyen va nous faire un truc militaire, on dirait, annonça Ridculle.
— Yo ! Hop !
— Oh, bon sang. »
Vindelle vit passer devant lui la main du doyen qui tenait un objet brillant.
« Vous allez vous servir de quoi ? demanda Ridculle alors que le chariot fonçait à travers la vapeur. Le Réorganisateur Sismique, la Pointe Attractive ou la Surprise Incendiaire ?
— Yo, fit le doyen d’un air satisfait.
— Quoi ? Les trois à la fois ?
— Yo !
— Vous poussez pas un peu, dites ? Et pendant que j’y suis, si vous me répétez encore “yo”, doyen, je m’arrangerai pour que vous soyez viré de l’Université, poursuivi jusqu’au bord du monde par les pires démons que peut invoquer la thaumaturgie, déchiqueté en petits morceaux, haché, réduit en pâtée façon steak tartare et servi dans la gamelle d’un chien.
— Y… » Le doyen croisa le regard de Ridculle. « Oui. Oui ? Oh, allons, archichancelier. À quoi ça sert de maîtriser l’équilibre cosmique et de connaître les secrets du destin si on ne peut pas faire sauter ce qu’on veut ? S’il vous plaît ? J’ai tout préparé. Vous savez que ça met la pagaïe dans l’inventaire si on ne s’en sert pas une fois que c’est prêt… »
Le chariot grimpa en vrombissant une pente tremblotante et prit un virage sur deux roues.
« Bon, d’accord, céda Ridculle. Si ça compte tellement pour vous.
— Y… Pardon. »
Le doyen se mit aussitôt à marmonner à voix basse, puis soudain il hurla.
« Je suis devenu aveugle !
— Votre bandage bonsaï vous a glissé sur les yeux, doyen. »
Vindelle gémit.
« Comment vous sentez-vous, frère Pounze ? » Les traits ravagés de Raymond Soulier occultèrent le champ de vision de Vindelle.
« Oh, vous savez, fit Vindelle. Ça pourrait aller mieux, ça pourrait aller moins bien. »
Le chariot ricocha sur un mur et partit en cahotant dans une autre direction.
« Et vos sortilèges, doyen, ça vient ? fit Ridculle à travers ses dents serrées. J’ai un mal de chien à le diriger, ce machin. »
Le doyen marmonna quelques autres mots, puis agita les mains d’un air emphatique. Une flamme octarine jaillit du bout de ses doigts et se mit à la masse quelque part dans la brume.
« Yi-ha ! jeta-t-il d’un ton triomphant.
— Doyen ?
— Oui, archichancelier ?
— L’observation que j’vous ai faite tout à l’heure sur le mot qui commence par y…
— Oui ? Oui ?
— Ça vaut aussi pour “yi-ha”. »
Le doyen baissa la tête.
« Oh. Oui, archichancelier.
— Et pourquoi y a pas eu de boum ?
— J’ai prévu un léger délai, archichancelier. Je me suis dit qu’on devrait peut-être sortir avant que ça se déclenche.
— Bien vu, mon vieux.
— On va bientôt vous tirer de là, Vindelle, dit Raymond Soulier. Pas question de laisser l’un des nôtres là-dedans. Ça, c’est… »
C’est alors que le sol entra en éruption devant eux.
Puis derrière.
La chose qui s’éleva des carreaux fracassés était informe, ou alors elle avait des tas de formes à la fois. Elle se contorsionna rageusement et claqua de ses tuyaux dans la direction des fuyards.
Le chariot s’arrêta de travers.
« Vous reste de la magie, doyen ?
— Euh… non, archichancelier.
— Et les sortilèges, vous disiez, ça va partir quand… ?
— D’une seconde à l’autre, archichancelier.
— Alors… ce qui va arriver… ça va nous arriver à nous ?
— Oui, archichancelier. »
Ridculle tapota la tête de Vindelle.
« Excusez-moi », fit-il.
Vindelle se tourna maladroitement pour regarder dans l’enfilade du couloir.
Il y avait quelque chose derrière la Reine. On aurait dit une porte de chambre parfaitement ordinaire ; elle avançait par séries de petits pas, comme si quelqu’un la poussait prudemment devant lui.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Raymond.
Vindelle se souleva autant qu’il put.
« Crapahut !
— Oh, allez, fit Raymond.
— C’est Crapahut ! cria Vindelle. Crapahut ! C’est nous ! Est-ce que vous pouvez nous aider à sortir ? »
La porte marqua un temps. Puis on la jeta de côté.
Crapahut se redressa de toute sa hauteur.
« Salut, monsieur Pounze. Salut, Raymond », dit-il.
Ils regardèrent fixement la silhouette velue qui emplissait presque le couloir.
« Euh… Crapahut… euh… est-ce que vous pourriez nous déblayer le passage ? chevrota Vindelle.
— Pas de problème, monsieur Pounze. Quand c’est pour un ami. »
Une main de la taille d’une brouette vola dans la vapeur et s’enfonça à toute allure dans l’obstacle qu’elle arracha avec une facilité surprenante.
« Hé, regardez ! fit Crapahut. Vous aviez raison. Un croque-mitaine a autant besoin d’une porte qu’un poisson d’une bicyclette ! Qu’on se le dise, je suis…
— Et maintenant, vous pourriez nous laisser passer, s’il vous plaît ?
— Bien sûr. Bien sûr. Sensass ! » Crapahut flanqua une autre lourde baffe à la Reine.
Le chariot fonça en avant.
« Et vaudrait mieux venir avec nous ! cria Vindelle alors que Crapahut disparaissait dans la brume.
— Non, vaudrait mieux pas, dit l’archichancelier tandis qu’ils filaient comme l’éclair. Croyez-moi. C’est quoi ?
— Un croque-mitaine.
— J’croyais que ça restait dans les placards, dans des réserves, des coins comme ça ? brailla Ridculle.
— Il est sorti de sa réserve, dit fièrement Raymond Soulier. Et il s’est trouvé, il a découvert sa vraie nature.
— Du moment que nous, on peut le perdre, lui.
— On ne va pas le laisser…
— Si, on peut ! Si, on peut ! » répliqua sèchement Ridculle. Ils entendirent un bruit dans leur dos, comme une éruption de gaz des marais. Des flots de lumière verte les dépassèrent.
« Les sortilèges vont bientôt se déclencher ! s’écria le doyen. Magnez-vous ! »
Le chariot franchit la sortie en ronflant et fila comme une flèche dans la fraîcheur de la nuit, toutes roulettes hurlantes.
« Yo ! mugit Ridculle tandis que la foule s’éparpillait devant eux.
— Est-ce que ça veut dire que moi aussi je peux crier “yo” ? demanda le doyen.
— D’accord. Rien qu’une fois. J’autorise tout le monde à le dire, mais rien qu’une fois.
— Yo !
— Yo ! fit en écho Raymond Soulier.
— Oook !