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Les clochettes ne sonnent pas. Elles sont en octefer, un métal magique. Mais ce ne sont pas précisément des clochettes silencieuses. Le silence n’est que l’absence de bruit. Elles produisent le contraire du bruit, une espèce de silence au grain épais.

Et dans l’après-midi glacial, à l’heure où la lumière se retire du ciel, parmi les feuilles gelées et dans l’atmosphère humide, ils dansent l’autre danse Morris. Pour une question d’équilibre à maintenir.

Il faut danser les deux, disent-ils. Sinon, on n’en danse aucune.

Vindelle Pounze traversait d’un pas nonchalant le pont d’Airain. C’était l’heure, à Ankh-Morpork, où les adeptes de la nuit vont se coucher et où ceux du jour se réveillent. Pour une fois, on n’en voyait guère de l’une ou l’autre sorte.

Vindelle avait éprouvé le besoin de se rendre en ce lieu précis, cette nuit-ci, à cette heure-ci. Ce n’était pas exactement l’impression qu’il avait ressentie lorsqu’il avait su qu’il allait mourir. Plutôt celle que ressent une roue dentée dans une pendule : des rouages tournent, le ressort se détend, et on s’immobilise sur place…

Il s’arrêta et se pencha. L’eau sombre, du moins la boue très liquide, léchait les piliers de pierre. Il existait une vieille légende. Laquelle, déjà ? Quand on jetait une gerbe dans l’Ankh depuis le pont d’Airain, on était certain de revenir ? Ou était-ce quand on gerbait tout court dedans ? La première version, sûrement. D’ailleurs n’était-ce pas une pièce de monnaie plutôt qu’une gerbe ? Remarquez, la plupart des habitants, s’ils laissaient tomber une pièce dans le fleuve, s’arrangeraient effectivement pour revenir, ne serait-ce que pour récupérer leur bien.

Une silhouette émergea de la brume. Vindelle se tendit.

« B’jour, m’sieur Pounze. »

Vindelle se détendit.

« Oh. Sergent Côlon ? Je vous prenais pour quelqu’un d’autre.

— Rien qu’moi, Vot’ Seigneurie, fit joyeusement l’homme du Guet de nuit. Toujours à veiller au grain, un vrai poulet.

— À ce que je vois, encore une nuit sans qu’on ait barboté le pont, sergent. Félicitations.

— On est jamais trop prudent, c’est ce que j’dis toujours.

— Je suis sûr qu’on peut dormir tranquilles dans les lits les uns des autres, quand on sait que personne ne risque de se sauver dans le courant de la nuit avec un pont de cinq mille tonnes », fit Vindelle.

Contrairement au nain Modo, le sergent connaissait le sens du mot persiflage. Il croyait que c’était un terme d’assaisonnement. Il adressa un sourire respectueux à Vindelle.

« Faut gamberger vite si on veut rester dans l’coup avec les criminels internationaux d’aujourd’hui, m’sieur Pounze, dit-il.

— Bravo. Euh… Vous n’auriez pas… euh… vu quelqu’un d’autre dans le coin, des fois ?

— Un calme de mort, cette nuit », répondit le sergent. Il se reprit et ajouta : « Sans vouloir vous offenser.

— Oh.

— J’vais y aller, alors, dit le sergent.

— Bien. Bien.

— Ça va, m’sieur Pounze ?

— Bien. Bien.

— Vous allez pas encore vous j’ter à l’eau ?

— Non.

— Sûr ?

— Oui.

— Ah. Bon. Bonne nuit, alors. » Il hésita. « Si ça continue, j’vais oublier ma tête, dit-il. Le type là-bas m’a demandé d’vous donner ça. » Il tendit une enveloppe pas très propre.

Vindelle fouilla la brume des yeux. « Quel type ?

— Le type là-b… Oh, l’est parti. Un grand type. Drôle d’allure. »

Vindelle déplia le bout de papier sur lequel était écrit : OUuuuIiiiOuuIiiiOUUiii.

« Ah, fit-il.

— Mauvaise nouvelle ? demanda le sergent.

— Ça dépend du point de vue, répondit Vindelle.

— Oh. D’accord. Bien. Bon… Bonne nuit, alors.

— Au revoir. »

Le sergent Côlon hésita un instant, puis il haussa les épaules et reprit sa déambulation.

Alors qu’il s’éloignait, l’ombre derrière lui s’anima et sourit.

« VINDELLE POUNZE ? »

Vindelle ne se retourna pas.

« Oui ? »

Du coin de l’œil, il vit deux bras osseux s’appuyer sur le parapet. Il entendit les bruits légers d’une silhouette qui s’efforçait de se mettre plus à l’aise, puis un silence reposant.

« Ah, fit Vindelle. Vous voulez qu’on y aille, j’imagine ?

— ÇA NE PRESSE PAS.

— Je vous croyais toujours à l’heure.

— DANS LE CAS PRÉSENT, QUELQUES MINUTES DE PLUS NE FERONT PAS UNE GROSSE DIFFÉRENCE. »

Vindelle hocha la tête. Ils restèrent ainsi côte à côte en silence, tandis que leur parvenait le grondement assourdi de la ville tout autour.

« Vous savez, fit Vindelle, la vie d’après est belle. Vous étiez où ?

— J’ÉTAIS OCCUPÉ. »

Vindelle n’écoutait pas vraiment. « J’ai rencontré des gens dont je ne soupçonnais même pas l’existence. J’ai fait toutes sortes de choses. J’ai vraiment découvert qui est Vindelle Pounze.

— QUI EST-CE, ALORS ?

— Vindelle Pounze.

— Ç’A DÛ VOUS FAIRE UN CHOC, J’IMAGINE.

— Ben, oui.

— TOUTES CES ANNÉES, ET VOUS NE VOUS DOUTIEZ DE RIEN. »

Vindelle Pounze, lui, savait exactement ce que voulait dire persiflage, et il savait aussi reconnaître le sarcasme.

« Pour vous, c’est facile à dire, marmonna-t-il.

— PEUT-ÊTRE. »

Vindelle regarda encore le fleuve en dessous.

« C’était bien, dit-il. Après tout ce temps. Servir à quelque chose, c’est important.

— OUI. MAIS POURQUOI ? »

Vindelle parut surpris.

« Je ne sais pas. Comment je saurais ? Parce qu’on est tous dans le même bain, je suppose. Parce qu’on n’abandonne pas les copains dans le pétrin. Parce qu’on est mort depuis longtemps. Parce que tout vaut mieux que rester seul. Parce que les hommes sont des hommes.

— ET SIX SOUS, C’EST SIX SOUS. MAIS LE BLÉ N’EST PAS QUE LE BLÉ.

— Ah bon ?

— NON. »

Vindelle Pounze s’adossa au parapet. La pierre était encore tiède de la chaleur de la journée.

À sa grande surprise, la Mort l’imita. « PARCE QUE VOUS N’AVEZ RIEN D’AUTRE QUE VOUS, dit la Mort.

— Quoi ? Oh. Oui. Ça aussi. C’est un grand univers tout froid là-bas.

— VOUS N’EN REVIENDRIEZ PAS.

— Une seule vie, ce n’est pas assez.

— OH, JE NE SAIS PAS.

— Hmm ?

— VINDELLE POUNZE ?

— Oui ?

— C’ÉTAIT VOTRE VIE. »

Alors, avec un grand soulagement, un certain optimisme et le sentiment que dans l’ensemble tout aurait pu être pire, Vindelle Pounze mourut.

Quelque part dans la nuit, Raymond Soulier lança un coup d’oeil à droite et à gauche, dégaina furtivement un pinceau et un petit pot de peinture de sous sa veste puis écrivit sur un mur à portée de main : Dans tout vivant il y a un mort qui sommeille…

Puis tout fut terminé. Fin.

La Mort, debout à la fenêtre de son cabinet obscur, contemplait son jardin dehors. Rien ne bougeait dans son domaine silencieux. Des lys sombres fleurissaient près du bassin à truites où péchaient de petits squelettes de gnomes en plâtre. Au loin se dressaient des montagnes.

C’était son monde à lui. Il n’apparaissait sur aucune carte.