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Mais aujourd’hui, d’une certaine façon, il y manquait quelque chose.

La Mort choisit une faux au râtelier du grand vestibule. Il passa à grandes enjambées devant l’immense horloge sans aiguilles et sortit. Il traversa avec raideur le potager noir où Albert s’affairait sur les ruches puis escalada plus loin un petit monticule en bordure du jardin. Au-delà, jusqu’aux montagnes, s’étendait un terrain informe : un terrain solide, doté d’une certaine existence, mais qu’on n’avait pas jugé utile de définir davantage.

Jusqu’à ce jour, en tout cas.

Albert arriva derrière lui, quelques abeilles noires lui bourdonnant encore autour de la tête.

« Qu’est-ce que vous faites, maître ? demanda-t-il.

— JE ME SOUVIENS.

— Ah ?

— JE ME SOUVIENS QUAND TOUT ÇA, C’ÉTAIT DES ÉTOILES. »

Il voulait quoi, déjà ? Ah, oui.

Il claqua des doigts. Des champs apparurent qui épousaient les courbes molles du terrain.

« Blond doré, dit Albert. C’est joli. J’ai toujours trouvé qu’on pourrait mettre un peu plus de couleur dans l’coin. »

La Mort secoua la tête. Ce n’était pas encore ça. Puis il comprit de quoi il s’agissait. Les sabliers, la grande salle rugissante de vies en perdition, c’était efficace et nécessaire ; indispensable à l’ordre des choses. Mais…

Il claqua une fois encore des doigts et une brise se leva brusquement. Les champs de blé ondoyèrent, une à une les vagues se déployèrent au fil des pentes.

« ALBERT ?

— Oui, maître ?

— TU N’AS DONC RIEN À FAIRE ? UN PETIT BOULOT ?

— J’crois pas.

— AILLEURS QU’ICI, JE VEUX DIRE.

— Ah. Vous voulez rester seul, c’est ça.

— JE SUIS TOUJOURS SEUL. MAIS EN CE MOMENT, JE VEUX ÊTRE SEUL TOUT SEUL.

— Bon. J’vais aller… euh… faire quelques bricoles à la maison, alors, dit Albert.

— VOILÀ. »

La Mort, debout, enfin seul, regarda le blé danser dans le vent. Evidemment, ce n’était qu’une métaphore. Les gens étaient davantage que du blé. Ils traversaient en virevoltant de toutes petites vies bien remplies, mus littéralement par un mécanisme d’horlogerie, leurs journées entièrement dévolues, de la première à la dernière, au simple effort de vivre. Et toutes les vies faisaient exactement la même durée. Les très longues comme les très courtes. Du point de vue de l’éternité, en tout cas.

Quelque part, la voix ténue de Pierre Porte objecta :

« Du point de vue de l’intéressé, les plus longues sont préférables.

— COUIII. »

La Mort baissa la tête.

Une petite silhouette se dressait à ses pieds.

Il baissa la main, ramassa le petit être et le leva à hauteur d’une orbite inquisitrice.

« JE SAVAIS QUE J’OUBLIAIS QUELQU’UN. »

La Mort aux Rats opina.

« COUIII ? »

La Mort fit non de la tête.

« NON, JE NE PEUX PAS TE GARDER ICI, dit-il. JE NE TIENS PAS UNE FRANCHISE OU JE NE SAIS QUOI, MOI.

— COUIII ?

— TU ES LE SEUL QUI RESTE ? »

La Mort aux Rats ouvrit une petite main squelettique. La minuscule Mort aux Puces se leva, l’air gênée mais de l’espoir dans les yeux.

« NON. CE N’EST PAS POSSIBLE. JE SUIS IMPLACABLE. JE SUIS LA MORT… SEUL. »

Il regarda la Mort aux Rats.

Il se rappela Azraël dans sa tour de solitude.

« SEUL… »

La Mort aux Rats le regarda à son tour.

« COUIII ? »

Imaginez une haute silhouette noire entourée de champs de blé…

« NON, TU NE PEUX PAS MONTER UN CHAT. A-T-ON JAMAIS ENTENDU PARLER DE LA MORT AUX RATS À CHEVAL SUR UN CHAT ? LA MORT AUX RATS DEVRAIT MONTER UNE ESPÈCE DE CHIEN. »

Imaginez d’autres champs, un immense réseau de champs qui s’étendent d’un bout à l’autre de l’horizon en douces ondulations…

« NE ME DEMANDE PAS À MOI, JE NE SAIS PAS. UN GENRE DE TERRIER, PEUT-ÊTRE. »

… de champs de blé, vivants, qui murmurent sous la brise…

« VOILÀ, ET LA MORT AUX PUCES PEUT MONTER DESSUS AUSSI. COMME ÇA TU FAIS D’UNE PIERRE DEUX COUPS. »

… qui attendent le mécanisme des saisons.

« MÉTAPHORIQUEMENT. »

Et comme à la fin de toute histoire, Azraël, au courant du secret, songea : JE ME SOUVIENS QUAND TOUT ÇA VA RECOMMENCER.

AINSI PREND FIN « LE FAUCHEUR »
ONZIÈME LIVRE DES ANNALES DU DISQUE-MONDE.