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Ses petits yeux clignotaient dans une face où végétait largement la poussière. Au-dessus du trou de sa bouche édentée, sa moustache formait un gros paquet jaunâtre. Ses mains étaient sombres, terriblement: le dessus si encrassé qu'il paraissait velu, la paume plaquée d'une dure grisaille. Son individu, recroquevillé et velouté de terre, exhalait un relent de vieille casserole.

Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, un peu écarté, se penchait sur lui.

– J'suis pas sale comme ça dans l'civil, disait-il.

– Ben, mon pauv' vieux, ça doit salement t'changer! dit Barque.

– Heureusement, renchérit Tirette, parce qu'alors, en fait de gosses, tu f'rais des petits nègres à ta femme!

Blaire se fâcha. Ses sourcils se froncèrent sous son front où s'accumulait la noirceur.

– Qu'est-c' que tu m'embêtes, toi? Et pis après? C'est la guerre. Et toi, face d'haricot, tu crois p't'être que ça n'te change pas la trompette et les manières la guerre? Ben, r'garde-toi, bec de singe, peau d'fesse! Faut-il qu'un homme soye bête pour sortir des choses comme v'là toi!

Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure et qui, après les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et il ajouta:

– Et pis, si j'suis comme je suis, c'est que j'le veux bien. D'abord, j'ai pas d'dents. Le major m'a dit d'puis longtemps: «T'as pus une seule piloche. C'est pas assez. Au prochain repos, qu'il m'a dit, va donc faire un tour à la voiture estomalogique.»

– La voiture tomatologique, corrigea Barque.

– Stomatologique, rectifia Bertrand.

– C'est parce que je l'veux bien que j'y suis pas t'été, continua Blaire, pisque c'est à l'œil.

– Alors pourquoi?

– Pour rien, à cause du changement, répondit-il.

– T'as tout du cuistancier, dit Barque. Tu devrais l'être.

– C'est mon idée, aussi, repartit Blaire, naïvement.

On rit. L'homme noir s'en offusqua. Il se leva.

– Vous m'faites mal au ventre, articula-t-il avec mépris. J'vas aux feuillées.

Quand sa silhouette trop obscurcie eut disparu, les autres ressassèrent une fois de plus cette vérité qu'ici-bas les cuisiniers sont les plus sales des hommes.

– Si tu vois un bonhomme barbouillé et taché de la peau et des frusques, à ne le toucher qu'avec des outils, tu peux t'dire: c'est un cuistot, probab'! Et tant plus il est sale, tant plus il est cuistot.

– C'est vrai et véritable, tout de même, dit Marthereau.

– Tiens, v'là Tirloir. Eh! Tirloir!

Il approche affairé, flairant de-ci, de-là; sa mince tête, pâle comme le chlore, danse au milieu du bourrelet de son col de capote beaucoup trop épais et large. Il a le menton taillé en pointe, les dents de dessus proéminentes; une ride, autour de la bouche, profondément encrassée, a l'air d'une muselière. Il est, selon son ordinaire, furieux, et, comme toujours, il rousse:

– On m'a fauché ma musette, c'te nuit!

– C'est la relève du 129. Où c'que tu l'avais mise?

Il désigne une baïonnette fichée dans la paroi, près d'une entrée de cagna:

– Là, pendue à c'cure-dents qu'est planté ici là.

– Ballot! s'écrie le chœur. À la portée de la main des soldats qui passent! T'es pas dingue, non?

– C'est malheureux, tout de même, gémit Tirloir.

Puis, tout d'un coup, il est pris d'une crise de rage; sa face se chiffonne, furibonde, ses petits poings se serrent, se serrent, comme des nœuds de ficelle. Il les brandit.

– Alors quoi? Ah! si je tenais la carne qui me l'a faite! Tu parles que j'y casserais la gueule, que j'y défoncerais le bide, que j'y… Y avait dedans un camembert pas entamé. J'vas encore chercher.

Il se frictionne le ventre du poing, à petits coups secs, comme un guitariste, et il s'enfonce dans le gris du matin, à la fois digne et grimaçant, avec sa silhouette engoncée de malade en robe de chambre. On l'entend roussoter jusqu'à disparition.

– C'con-là, dit Pépin.

Les autres ricanent.

– Il est fou et loufoque, déclare Marthereau, qui a coutume de renforcer l'expression de sa pensée par l'emploi simultané de deux synonymes.

– Tiens, p'tit père, dit Tulacque, qui arrive, vise-moi ça?

Tulacque est magnifique. Il porte une casaque jaune citron, faite au moyen d'un sac de couchage en toile huilée. Il a pratiqué un trou au milieu pour passer la tête et a assujetti, par-dessus cette carapace, ses bretelles de suspension et son ceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsqu'il marche, une énergique figure aux yeux louches. Il tient quelque chose à la main.

– J'ai trouvé ça en creusant la terre, cette nuit, au bout du Boyau Neuf, quand on a changé les caillebotis pourris. Ça m'a plu tout de suite, c't'affutiau. C'est une hache ancien modèle.

Pour un ancien modèle, c'en est un: une pierre pointue emmanchée dans un os bruni. Ça m'a tout l'air d'un outil préhistorique.

– C'est bien en mains, dit Tulacque en maniant l'objet. Mais oui. C'est pas si mal compris que ça. Plus équilibré que la hachette réglementaire. C'est épatant pour tout dire. Tiens, essaye voir… Hein? Rends-la-moi. J'la garde. Ça m'servira bien; tu voiras…

Il brandit sa hache d'homme quaternaire et semble lui-même un pithécanthrope affublé d'oripeaux, embusqué dans les entrailles de la terre.

On s'est, un à un, groupés, ceux de l'escouade de Bertrand et de la demi-section, à un coude de la tranchée. En ce point, elle est un peu plus large que dans sa partie droite, où, lorsqu'on se croise, il faut, pour passer, se jeter contre la paroi et frotter son dos à la terre et son ventre au ventre du camarade.

Notre compagnie occupe, en réserve, une parallèle de deuxième ligne. Ici, pas de service de veilleurs. La nuit, nous sommes bons pour les travaux de terrassement à l'avant, mais tant que le jour durera, nous n'aurons rien à faire. Entassés les uns contre les autres et enchaînés coude à coude, il ne nous reste plus qu'à atteindre le soir comme nous pourrons.

La lumière du jour a fini par s'infiltrer dans les crevasses sans fin qui sillonnent cette région de la terre; elle affleure aux seuils de nos trous. Lumière triste du Nord, ciel étroit et vaseux, lui aussi, chargé, dirait-on, d'une fumée et d'une odeur d'usine. Dans cet éclairement blême, les mises hétéroclites des habitants des bas-fonds apparaissent à cru, dans la pauvreté immense et désespérée qui les créa. Mais c'est comme le tic-tac monotone des coups de fusil et le ronron des coups de canon: il y a trop longtemps que dure le grand drame que nous jouons, et on ne s'étonne plus de la tête qu'on y a prise et de l'accoutrement qu'on s'y est inventé, pour se défendre contre la pluie qui vient d'en haut, contre la boue qui vient d'en bas, contre le froid, cette espèce d'infini qui est partout.

Peaux de bêtes, paquets de couvertures, toiles, passe-montagnes, bonnets de laine, de fourrure, cache-nez enflés, ou remontés en turbans, capitonnages de tricots et surtricots, revêtements et toitures de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés, noirs, ou de toutes les couleurs – passées – de l'arc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uniformes presque autant que leur peau, et les immensifient. L'un s'est accroché dans le dos un carré de toile cirée à gros damiers blancs et rouges, trouvé au milieu de la salle à manger de quelque asile de passage: c'est Pépin, et on le reconnaît de loin à cette pancarte d'arlequin plus qu'à sa blême figure d'apache. Ici se bombe le plastron de Barque, taillé dans un édredon piqué, qui fut rose, mais que la poussière et la nuit ont irrégulièrement décoloré et moiré. Là, l'énorme Lamuse semble une tour en ruine avec des restants d'affiches. De la moleskine, appliquée en cuirasse, fait au petit Eudore un dos ciré de coléoptère; et, parmi tous, Tulacque brille, avec son thorax orange de Grand Chef.