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Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce n'est pas encore fini. On s'écroule à nouveau dans une encoignure pétrie, avec le bruit d'un bloc de gadoue qu'on jette.

On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.

Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous, et parlent d'une voix basse et lassée.

L'un d'eux dit:

– Sie sind todt. Wir bleiben hier.

L'autre répond: Ya, comme un soupir.

Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt, ils échouent en face de nous. L'homme à la voix sans accent s'adresse à nous:

– Nous levons les bras, dit-il.

Et ils ne bougent pas.

Puis ils s'affalent complètement – soulagés, et, comme si c'était la fin de leur tourment, l'un d'eux, qui a sur la face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse un sourire.

– Reste là, lui dit Paradis sans remuer sa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout à l'heure, tu viendras avec nous, si tu veux.

– Oui, dit l'Allemand. J'en ai assez.

On ne lui répond pas.

Il dit:

– Les autres aussi?

– Oui, dit Paradis, qu'ils restent aussi s'ils veulent.

Ils sont quatre qui se sont étendus par terre.

L'un d'eux se met à râler. C'est comme un chant à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nous regardons cette scène. Mais le râle s'éteint, et la gorge noirâtre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau, s'immobilise.

– Er ist todt, dit un des hommes.

Il commence à pleurer. Les autres se réinstallent pour dormir. Le pleureur s'endort en pleurant.

Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu'ici, parmi le creux où nous sommes déjà incrustés, et on s'endort pêle-mêle dans la fosse commune.

On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s'estompent, immergés, la plaine d'acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de l'eau – et dans l'immensité, semés çà et là comme des immondices, les corps anéantis qui y respirent ou s'y décomposent.

Paradis me dit:

– Voilà la guerre.

– Oui, c'est ça, la guerre, répète-t-il d'une voix lointaine. C'est pa' aut' chose.

Il veut dire, et je comprends avec lui:

«Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l'on se démène en criant, cette guerre, c'est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l'eau jusqu'au ventre, et la boue et l'ordure et l'infâme saleté. C'est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C'est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c'est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l'argent, ni le chant de coq du clairon au soleil!»

Paradis pensait si bien à cela qu'il remâcha un souvenir, et gronda:

– Tu t'rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d'ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et qui disait: «Ça doit être beau à voir!…»

Un chasseur, qui était allongé sur le ventre, aplati comme un manteau, leva la tête hors de l'ombre ignoble où elle plongeait, et s'écria:

– Beau! Ah! merde alors!

» C'est tout à fait comme si une vache disait: «Ça doit être beau à voir, à La Villette, ces multitudes de bœufs qu'on pousse en avant!»

Il cracha de la boue, la bouche barbouillée, la face déterrée comme une bête.

– Qu'on dise: «Il le faut», bredouilla-t-il d'une étrange voix saccadée, déchirée, haillonneuse. Bien. Mais beau! Ah! merde alors!

Il se débattait contre cette idée. Il ajouta tumultueusement:

– C'est avec des choses comme ça qu'on dit, qu'on s'fout d'nous jusqu'au sang!

Il recracha, mais, épuisé par l'effort qu'il avait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit la tête dans son crachat.

Paradis, hanté, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible, l'œil fixe, et répétait sa phrase:

– C'est ça, la guerre… Et c'est ça partout. Qu'est-ce qu'on est, nous autres, et qu'est-ce que c'est, ici? Rien du tout. Tout ça qu'tu vois, c'est un point. Dis-toi bien qu'il y a ce matin dans le monde trois mille kilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.

– Et puis, dit le camarade qui était à côté de nous – et qu'on ne reconnaissait pas, même à la voix qui sortait de lui – demain ça r'commencera. Ça avait bien r'commencé avant-hier et les autres jours d'avant!

Le chasseur, avec effort, comme s'il déchirait le sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé une dépression semblable à un cercueil suintant, et il s'assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, dit:

– On s'en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p't'êt' que demain aussi on s'en tirera! Qui sait?

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l'impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l'espace.

– Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c'est comme si on n'disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r'garder ça, comme des espèces d'aveugles…

Une voix de basse roula un peu plus loin:

– Non, on n'peut pas s'figurer.

À cette parole un brusque éclat de rire se déchira.

– D'abord, comment, sans y avoir été, s'imaginerait-on ça?

– I' faudrait être fou! dit le chasseur.

Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue, à côté de lui.

– Tu dors?

– Non, mais j'bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d'une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu'elle semblait piétinée. J'vas t'dire: j'crois qu'j'ai l'ventre crevé. Mais j'en suis pas sûr, et j'ose pas l'savoir.

– On va voir…

– Non, pas encore, dit l'homme. J'voudrais rester encore un peu comme ça.

Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l'infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.

L'un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit:

– T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s'ficher d'toi, mais pa'ce qu'on n'pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t'es encore vivant pour placer ton mot: «On a fait des travaux d'nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s'enliser», on répondra: «Ah!»; p'têt' qu'on dira: «Vous n'avez pas dû rigoler lourd pendant l'affaire.» C'est tout. Personne ne saura. I' n'y aura qu'toi.