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– Oui. Aujourd'hui, le militarisme s'appelle Allemagne.

– Oui; mais demain, comme qu'i' s'appellera?

– J'sais pas, dit une voix grave, comme celle d'un prophète.

– Si l'esprit de la guerre n'est pas tué, t'auras des mêlées tout le long des époques.

– Il faut… il faut.

– Il faut se battre! gargouilla la voix rauque d'un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut! – et le corps se retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces et nos peaux, et nos cœurs, toute not' vie, et les joies qui nous restaient! L'existence de prisonniers qu'on a, il faut l'accepter des deux mains! Il faut tout supporter, même l'injustice, dont le règne est venu, et le scandale et la dégoûtation qu'on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre! Mais, s'il faut faire un sacrifice pareil, ajouta désespérément l'homme informe, en se retournant encore, c'est parce qu'on se bat pour un progrès, non pour un pays; contre une erreur, non contre un pays.

– Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dans le ventre de l'Allemagne!

– Tout de même, fit un de ceux qui étaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même, on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.

– Tout de même, marmotta à son tour le chasseur, qui s'était accroupi, y en a qui se battent avec une autre idée que ça dans la tête. J'en ai vu, des jeunes, qui s'foutaient pas mal des idées humanitaires. L'important pour eux, c'est la question nationale, pas aut'chose, et la guerre une affaire de patries: chacun fait reluire la sienne, voilà tout. I's s'battaient, ceux-là, et i's s'battaient bien.

– I's sont jeunes, ces petits gars qu'tu dis. I's sont jeunes. Faut pardonner.

– On peut bien faire sans savoir bien c'qu'on fait.

– C'est vrai qu'les hommes sont fous! Ça, on l'dira jamais assez!

– Les chauvins, c'est d'la vermine… ronchonna une ombre.

Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour se guider à tâtons:

– Faut tuer la guerre. La guerre, elle!

L'un de nous, celui qui ne bougeait pas la tête, dans l'armature de ses épaules, s'entêta dans son idée:

– Tout ça, c'est des boniments. Qu'est-ce que ça fait qu'on pense ça ou ça! Faut être vainqueurs, voilà tout.

Mais les autres avaient commencé à chercher. Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ils palpitaient, essayant d'enfanter en eux-mêmes une lumière de sagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaient dans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confus de croyances.

– Bien sûr… Oui… Mais faut voir les choses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.

– L'résultat! Être vainqueurs dans cette guerre, se buta l'homme-borne, c'est pas un résultat?

Ils furent deux à la fois qui répondirent:

– Non!

À cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.

Tout un pan de glaise s'était détaché du monticule où nous étions vaguement adossés, déterrant complètement, au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.

L'éboulement creva une poche d'eau amassée en haut du monticule et l'eau s'épandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous le regardions.

On cria:

– Il a la figure toute noire!

– Qu'est-ce que c'est que cette figure? haleta une voix.

Les valides s'approchaient en cercle comme des crapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas la dévisager.

– Sa figure! C'est pas sa figure!

À la place de la face, on trouvait une chevelure.

Alors on s'aperçut que ce cadavre qui semblait assis était plié et cassé à l'envers.

On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.

Alors le débat reprit, réveillé par ce dormeur effroyable. On clama furieusement comme s'il écoutait:

– Non! être vainqueurs ce n'est pas le résultat. Ce n'est pas eux qu'il faut avoir, c'est la guerre.

– T'as donc pas compris qu'il faut en finir avec la guerre? Si on doit remettre ça un jour, tout c'qui a été fait ne sert à rien. Regarde; ça ne sert à rien. C'est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.

– Ah! mon vieux, si tout c'qu'on a subi n'était pas la fin de c'grand malheur-là – j'tiens à la vie: j'ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d'eux, j'ai des idées pour ma vie d'après, va… Eh bien, tout de même, j'aimerais mieux mourir.

– J'vais mourir, fit en ce moment précis, comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardé la blessure de son ventre, je l'regrette à cause de mes enfants.

– Moi, murmura-t-on ailleurs, c'est à cause de mes enfants que je ne le regrette pas. J'vais mourir, donc j'sais c'que j'dis, et j'me dis: «I's auront la paix, eux!»

– Moi, j'mourrai p't'êt' pas, dit un autre avec un frémissement d'espoir qu'il ne put contenir, même à la face des condamnés, mais j'souffrirai. Eh bien, j'dis: tant pis, et j'dis même: tant mieux; et j'saurai souffrir plus, si je sais que c'est pour quelque chose!

– Alors faudra continuer à s'battre après la guerre?

– Oui, p't'êt'…

– T'en veux encore, toi!

– Oui, parce que j'n'en veux plus! grogna-t-on.

– Et pas contre des étrangers, p't'êt', i' faudra s'battre?

– P'têt', oui…

Un coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu'on vit la rafale s'enfuir à travers la plaine en saisissant par endroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l'eau des tranchées qui béaient longues comme la tombe d'une armée – on reprit:

– Après tout, qu'est-ce qui fait la grandeur et l'horreur de la guerre?

– C'est la grandeur des peuples.

– Mais les peuples, c'est nous!

Celui qui avait dit cela me regardait, m'interrogeait.

– Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère, c'est vrai! C'est avec nous seulement qu'on fait les batailles. C'est nous la matière de la guerre. La guerre n'est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C'est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous dont chacun est invisible et silencieux à cause de l'immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c'est le désert de nous. Oui, c'est nous tous et c'est nous tout entiers.

– Oui, c'est vrai. C'est les peuples qui sont la guerre; sans eux, il n'y aurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais c'est pas eux qui la décident. C'est les maîtres qui les dirigent.

– Les peuples luttent aujourd'hui pour n'avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c'est comme la Révolution française qui continue.

– Alors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi?