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– Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l'espérer.

– Ah zut, alors! grinça le chasseur.

Mais il hocha la tête et n'ajouta rien.

– Occupons-nous de nous! Il ne faut pas s'mêler des affaires des autres, mâchonna l'entêté hargneux.

– Si! il le faut… parce que ce que tu appelles les autres, c'est justement pas les autres, c'est les mêmes!

– Pourquoi qu'c'est toujours nous qui marchons pour tout le monde!

– C'est comme ça, dit un homme, et il répéta les mots qu'il avait employés à l'instant: Tant pis ou tant mieux!

– Les peuples, c'est rien et ça devrait être tout, dit en ce moment l'homme qui m'avait interrogé reprenant sans le savoir une phrase historique vieille de plus d'un siècle, mais en lui donnant enfin son grand sens universel.

Et l'échappé de la tourmente, à quatre pattes sur le cambouis du sol, leva sa face de lépreux et regarda devant lui, dans l'infini, avec avidité.

Il regardait, il regardait. Il essayait d'ouvrir les portes du ciel.

– Les peuples devraient s'entendre à travers la peau et sur le ventre de ceux qui les exploitent d'une façon ou d'une autre. Toutes les multitudes devraient s'entendre.

Tous les hommes devraient enfin être égaux.

Ce mot semblait venir à nous comme un secours.

– Égaux… Oui… Oui… Il y a de grandes idées de justice, de vérité. Il y a des choses auxquelles on croit, vers lesquelles on se tourne toujours pour s'y attacher comme à une sorte de lumière. Il y a surtout l'égalité.

– Il y a aussi la liberté et la fraternité.

– Il y a surtout l'égalité!

Je leur dis que la fraternité est un rêve, un sentiment nuageux, inconsistant; qu'il est contraire à l'homme de haïr un inconnu, mais qu'il lui est également contraire de l'aimer. On ne peut rien baser sur la fraternité. Sur la liberté non plus: elle est trop relative dans une société où toutes les présences se morcellent forcément l'une l'autre.

Mais l'égalité est toujours pareille. La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l'égalité est une chose. L'égalité (sociale, car les individus ont chacun plus ou moins de valeur, mais chacun doit participer à la société dans la même mesure, et c'est justice, parce que la vie d'un être humain est aussi grande que la vie d'un autre), l'égalité, c'est la grande formule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe de l'égalité des droits de chaque créature et de la volonté sainte de la majorité est impeccable, et il doit être invincible et il amènera tous les progrès, tous, avec une force vraiment divine. Il amènera d'abord la grande assise plane de tous les progrès; le règlement des conflits par la justice qui est la même chose, exactement, que l'intérêt général.

Ces hommes du peuple qui sont là, entrevoyant ils ne savent encore quelle Révolution plus grande que l'autre, et dont ils sont la source, et qui déjà monte, monte à leur gorge, répètent:

– L'égalité

Il semble qu'ils épellent ce mot, puis qu'ils le lisent clairement partout – et qu'il n'est pas sur la terre de préjugé, de privilège et d'injustice qui ne s'écroule à son contact. C'est une réponse à tout, un mot sublime.

Ils tournent et retournent cette notion et lui trouvent une sorte de perfection. Et ils voient les abus brûler d'une éclatante lumière.

– Ce s'rait beau! dit l'un.

– Trop beau pour être vrai! dit l'autre.

Mais le troisième dit:

– C'est parce que c'est vrai que c'est beau. Ça n'a pas d'autre beauté: alors!… Et ce n'est pas parce que c'est beau que ça sera. La beauté n'a pas cours, pas plus que l'amour. C'est parce que c'est vrai que c'est fatal.

– Alors, puisque la justice est voulue par les peuples et que les peuples sont la force, qu'ils la fassent.

– On commence déjà! dit une bouche obscure.

– C'est sur la pente des choses, annonça un autre.

– Quand tous les hommes se seront faits égaux, on sera bien forcé de s'unir.

– Et il n'y aura pas, à la face du ciel, des choses épouvantables faites par trente millions d'hommes qui ne les veulent pas.

C'est vrai. Il n'y a rien à dire contre cela. Quel semblant d'argument, quel fantôme de réponse pourrait-on, oserait-on opposer à cela: «Il n'y aura pas, à la face du ciel, des choses faites par trente millions d'hommes qui ne les veulent pas.» J'écoute, je suis la logique des paroles que profèrent ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignent d'eux.

Et maintenant, le ciel se couvre. De gros nuages le bleuissent et le cuirassent en bas. En haut, dans un faible étamage lumineux, il est traversé par des balayures démesurées de poussière humide. Le temps s'assombrit. Il va y avoir encore de la pluie. Ce n'est pas fini de la tempête et de la longueur de la souffrance.

– On se demandera, dit l'un: «Après tout, pourquoi faire la guerre?» Pourquoi, on n'en sait rien; mais pour qui, on peut le dire. On sera bien forcé de voir que si chaque nation apporte à l'Idole de la guerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirer chaque jour, c'est pour le plaisir de quelques meneurs qu'on pourrait compter; que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d'armées, pour qu'une caste galonnée d'or écrive ses noms de princes dans l'histoire, pour que des gens dorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plus d'affaires – pour des questions de personnes et des questions de boutiques. Et on verra, dès qu'on ouvrira les yeux, que les séparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu'on croit, et que celles qu'on croit ne sont pas.

– Écoute! interrompit-on soudain.

On se tait, et on entend au loin le bruit du canon. Là-bas, le grondement ébranle les couches aériennes et cette force lointaine vient déferler faiblement à nos oreilles ensevelies, tandis qu'alentour l'inondation continue à imprégner le sol et à attirer lentement les hauteurs.

– Ça r'prend…

Alors l'un de nous dit:

– Ah! tout c'qu'on aura contre soi!

Déjà il y a un malaise, une hésitation, dans la tragédie colloque qui s'ébauche, entre ces parleurs perdus, comme une espèce d'immense chef-d'œuvre de destinée. Ce n'est pas seulement la douleur et le péril, la misère des temps, qu'on voit recommencer interminablement. C'est aussi l'hostilité des choses et des gens contre la vérité, l'accumulation des privilèges, l'ignorance, la surdité et la mauvaise volonté, les partis pris, et les féroces situations acquises, et des masses inébranlables, et des lignes inextricables.

Et le rêve tâtonnant des pensées se continue par une autre vision où les adversaires éternels sortent de l'ombre du passé et se présentent dans l'ombre orageuse du présent.

Les voici… Il semble qu'on la voie se silhouetter au ciel sur les crêtes de l'orage qui endeuille le monde, la cavalcade des batailleurs, caracolants et éblouissants – des chevaux de bataille porteurs d'armures, de galons, de panaches, de couronnes et d'épées… Ils roulent, distincts, somptueux, lançant des éclairs, embarrassés d'armes. Cette chevauchée belliqueuse, aux gestes surannés, découpe les nuages plantés dans le ciel comme un farouche décor théâtral.

Et bien au-dessus des regards enfiévrés qui sont à terre, des corps sur qui s'étage la boue des bas-fonds terrestres et des champs gaspillés, tout cela afflue des quatre coins de l'horizon, et refoule l'infini du ciel et cache les profondeurs bleues.