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CHAPITRE DEUXIÈME Dans la terre

Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre: chaque explosion montre à la fois, tombant d'un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu'il y a déjà de jour.

Là-haut, très haut, très loin, un vol d'oiseaux terribles, à l'haleine puissante et saccadée, qu'on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.

La terre! Le désert commence à apparaître, immense et plein d'eau, sous la longue désolation de l'aube. Des mares, des entonnoirs, dont la bise aiguë de l'extrême matin pince et fait frissonner l'eau; des pistes tracées par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stérilité et qui sont striées d'ornières luisant comme des rails d'acier dans la clarté pauvre; des amas de boue où se dressent çà et là quelques piquets cassés, des chevalets en X, disloqués, des paquets de fil de fer roulés, tortillés, en buissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise démesurée qui flotte sur la mer, immergée par endroits. Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l'air de couler.

On distingue de longs fossés en lacis où le résidu de nuit s'accumule. C'est la tranchée. Le fond en est tapissé d'une couche visqueuse d'où le pied se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause de l'urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s'y penche en passant, puent aussi, comme des bouches.

Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir, masses énormes et difformes: des espèces d'ours qui pataugent et grognent. C'est nous.

Nous sommes emmitouflés à la manière des populations arctiques. Lainages, couvertures, toiles à sac, nous empaquettent, nous surmontent, nous arrondissent étrangement. Quelques-uns s'étirent, vomissent des bâillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des salissures qui les balafrent, trouées par les veilleuses d'yeux brouillés et collés au bord, embroussaillées de barbes non taillées ou encrassées de poils non rasés.

Tac! Tac! Pan! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous, partout, ça crépite ou ça roule, par longues rafales ou par coups séparés. Le sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plus de quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde où nous sommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin au soir et du soir au matin. On est enterré au fond d'un éternel champ de bataille; mais comme le tic-tac des horloges de nos maisons, aux temps d'autrefois, dans le passé quasi légendaire, on n'entend cela que lorsqu'on écoute.

Une face de poupard, aux paupières bouffies, aux pommettes si carminées qu'on dirait qu'on y a collé de petits losanges de papier rouge, sort de terre, ouvre un œil, les deux; c'est Paradis. La peau de ses grosses joues est striée par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il a dormi la tête enveloppée.

Il promène les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, me fait signe et me dit:

– Encore une nuit de passée, mon pauv' vieux.

– Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore?

Il lève au ciel ses deux bras boulus. Il s'est extrait, à grand frottement, de l'escalier de la guitoune, et le voilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur le tas obscur d'un bonhomme assis par terre, dans la pénombre, et qui se gratte énergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s'éloigne, clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le décor diluvien.

Peu à peu, les hommes se détachent des profondeurs. Dans les coins, on voit de l'ombre dense se former, puis ces nuages humains se remuent, se fragmentent… On les reconnaît un à un.

En voilà un qui se montre, avec sa couverture formant capuchon. On dirait un sauvage ou plutôt la tente d'un sauvage, qui se balance de droite à gauche et se promène. De près, on découvre, au milieu d'une épaisse bordure de laine tricotée un carré de figure jaune, iodée, peinte de plaques noirâtres, le nez cassé, les yeux bridés, chinois, et encadrés de rose, une petite moustache rêche et humide comme une brosse à graisse.

– V'là Volpatte. Ça ira-t-il, Firmin?

– Ça va, ça va t'et ça vient, dit Volpatte.

Il a un accent lourd et traînant qu'un enrouement aggrave. Il tousse.

– J'ai attrapé la crève, c'coup-ci. Dis donc, t'as entendu, c'te nuit, l'attaque? Mon vieux, tu parles d'un bombardement qu'ils ont balancé. Quelque chose de soigné comme décoction!

Il renifle, passe sa manche sous son nez concave. Il fourre sa main dans sa capote et sa veste, cherchant sa peau, et se gratte.

– À la chandelle, j'en ai tué trente! grommelle-t-il. Dans la grande guitoune, à côté du passage souterrain, mon vieux, tu parles s'il y a quelque chose comme mie de pain mécanique! On les voit courir dans la paille comme je te vois.

– Qui ça a attaqué, les Boches?

– Les Boches et nous aussi. C'était du côté de Vimy. Une contre-attaque. T'as pas entendu?

– Non, répond pour moi le gros Lamuse, l'homme-bœuf. J'ronflais. Faut dire que j'ai été de travaux de nuit, l'autre nuit.

– Moi, j'ai entendu, déclare le petit Breton Biquet. J'ai mal dormi, pas dormi pour mieux dire. J'ai une guitoune individuelle. Ben, tenez, la v'là, c'te putain-là.

Il désigne une fosse qui s'allonge à fleur du sol, et où, sur une mince couche de fumier, il y a juste la place d'un corps.

– Tu parles d'une installation à la noix, constate-t-il en hochant sa rude petite tête pierreuse qui a l'air pas finie, j'ai presque point roupillé: j'étais parti pour, mais j'ai été réveillé par la relève du 129e qui a passé par là. Pas par le bruit, par l'odeur. Ah! tous ces gars avec leurs pieds à hauteur de ma gueule. Ça m'a réveillé, tellement ça me faisait mal au nez.

Je connais cela. J'ai souvent été réveillé, moi, dans la tranchée, par le sillage de senteur épaisse qu'une troupe en marche traîne avec elle.

– Si ça tuait les gos, seulement, dit Tirette.

– Au contraire, ça les excite, observe Lamuse. Plus t'es dégueulasse, plus tu cocotes, plus t'en as!

– Et c'est heureux, poursuivit Biquet, qu'ils m'ont réveillé en m'emboucanant. Comme je l'racontais tout à l'heure à c'gros presse-papier, j'ai ouvert les carreaux juste à temps pour me cramponner à ma toile de tente qui fermait mon trou et qu'un de ces fumiers-là parlait de m'grouper.

– C'est des crapules dans c'129-là.

On distinguait, au fond, à nos pieds, une forme humaine que le matin n'éclaircissait pas et qui, accroupie, empoignant à pleines mains la carapace de ses vêtements, se trémoussait; c'était le père Blaire.

Ses petits yeux clignotaient dans une face où végétait largement la poussière. Au-dessus du trou de sa bouche édentée, sa moustache formait un gros paquet jaunâtre. Ses mains étaient sombres, terriblement: le dessus si encrassé qu'il paraissait velu, la paume plaquée d'une dure grisaille. Son individu, recroquevillé et velouté de terre, exhalait un relent de vieille casserole.

Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, un peu écarté, se penchait sur lui.

– J'suis pas sale comme ça dans l'civil, disait-il.

– Ben, mon pauv' vieux, ça doit salement t'changer! dit Barque.

– Heureusement, renchérit Tirette, parce qu'alors, en fait de gosses, tu f'rais des petits nègres à ta femme!

Blaire se fâcha. Ses sourcils se froncèrent sous son front où s'accumulait la noirceur.

– Qu'est-c' que tu m'embêtes, toi? Et pis après? C'est la guerre. Et toi, face d'haricot, tu crois p't'être que ça n'te change pas la trompette et les manières la guerre? Ben, r'garde-toi, bec de singe, peau d'fesse! Faut-il qu'un homme soye bête pour sortir des choses comme v'là toi!