« Eh bien, tout s’explique enfin, à ce que je vois ? On amadoue l’obsédé sexuel, et ensuite on le poignarde…
— Hé ! » Marianna Fusco se redresse, se penche sur lui. Ses cheveux lui tombent autour du visage, douce silhouette sombre devant les fenêtres. « Ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste. Je ne suis pas payée pour… faire la pute. On n’a pas baisé à cause d’un complot ou d’une conspiration. Va te faire foutre, Vishram Ray. Je te l’ai dit parce que j’avais confiance en toi, parce que tu me plais, parce que j’aime coucher avec toi. Tu m’as mis la main dans le cul, tu veux quoi d’autre, comme preuve de confiance ? »
Vishram compte les intervalles entre les éclairs et les coups de tonnerre. Un Odeco, deux Odeco, trois Odeco, quatre… La pluie est presque sur eux.
« Je n’ai pas la moindre putain d’idée de ce qui se passe, lance-t-il en direction de l’insipide plafond de style international. Qui est derrière quoi, qui finance quoi, qui a un intérêt dans quoi et enfin qui travaille pour qui et pour quelle raison.
— Tu crois que j’en sais davantage ? » répond Marianna Fusco en roulant sur le côté pour presser son long corps ferme contre celui de Vishram. Il sent la douce caresse de ses poils pubiens contre sa cuisse. Il s’émerveille des secrets yoniques qu’elle lui cache. « Je suis associée adjointe dans un cabinet d’avocats londonien. On s’occupe de fusions-acquisitions, d’OPA hostiles. On n’est pas très bons pour l’espionnage, les combines douteuses et les théories du complot.
— Tu peux donc me dire ce qu’est Odeco ?
— Odeco est un groupe international de capital-risque basé dans divers paradis fiscaux. Il se spécialise dans la technologie sans but pratique et dans ce que certains considéreraient comme l’économie grise : des industries sans rien de strictement illégal mais à la réputation douteuse, comme les darwinwares. Il a investi dans les Silicon Jungles dans des cyberâbâds de tous les pays en voie de développement, y compris un sundarban ici même, à Vârânacî.
— Et il a fourni l’argent pour l’accélérateur du centre de recherches. J’ai rencontré Chakraborti, ou plutôt, c’est lui qui m’a rencontré.
— Je sais. M. Chakraborti me sert de contact ici à Vârânacî. Crois-moi si tu veux, mais Odeco veut la réussite du projet point zéro.
— Chakraborti m’a dit être ravi que j’organise une démo grandeur nature. Les seules personnes à qui j’en avais parlé étaient nos amis d’EnGen.
— EnGen n’est pas Odeco.
— Alors comment Chakraborti est-il au courant ? »
Marianna Fusco se mord la lèvre supérieure.
« Il faudra que tu le lui demandes. Je n’ai pas le droit de te le dire. Mais crois-moi, quelle que soit la somme qu’EnGen t’a proposée pour arrêter l’expérience, Odeco te proposera la même pour la poursuivre. Voire davantage.
— Parfait, dit Vishram en s’asseyant. Parce que je suis disposé à prendre leur argent. Peux-tu m’arranger une rencontre avec ton contact ? À supposer qu’il ne soit pas déjà informé, par télépathie ou je ne sais quoi ? Et est-ce qu’on peut recommencer ça très, très bientôt ? »
Marianna Fusco rejette en arrière ses cheveux encore humides et parfumés au chlore.
« Je peux t’emprunter un peignoir ? Je ne crois pas que je devrais prendre l’ascenseur comme ça. »
Quarante minutes plus tard, douché, rasé, habillé, Vishram Ray fredonne dans la cabine d’ascenseur qui traverse le toit en verre du hall de l’hôtel. La voiture attend au milieu des camionnettes satellite. Un châle en soie trempe dans le bain à remous, toujours noué, histoire de choquer le personnel de chambre indiscret.
Œillets sur eau noire. Dans un bateau sans pont, Vishram a l’impression, à voir la muraille de nuages, que le marteau de Dieu est levé au-dessus de sa tête. Le vent du début de mousson fait clapoter le fleuve. Les buffles se pressent à proximité du rivage, et leurs narines sorties de l’eau frémissent pour sonder le changement de saison. Le long des ghâts, des baigneuses s’efforcent d’empêcher leurs saris de se soulever. Cela fait partie des contradictions éternelles de sa nation que cette culture d’une pudibonderie aussi glaciale alors qu’elle a écrit et illustré le Kâma Sutrâ. Les habitants du froid, humide et chrétien Glasgow brûlent avec plus d’ardeur. Il soupçonne que dans le peu progressiste Bihâr, ce qu’il vient de faire avec Marianna Fusco lui vaudrait vingt ans de taule.
Le batelier, un garçon de quinze ans au large sourire figé, se bat contre les courants et les remous. Vishram se sent nu et exposé à la foudre. Déjà, les usines de l’autre rive ont allumé leurs lumières.
« Ça m’ennuie de vous le dire, mais avec EnGen, j’ai eu le droit à un ARB… pour aller dans une réserve de tigres… avec des gardes armés et un repas vraiment excellent. Et un personnel de bord bien plus attirant que lui.
— Mmh ? » fait Chakraborti. Debout au milieu de l’embarcation, il observe d’un air distrait la vie défiler dans sa diversité sur la berge. Vishram aimerait bien qu’il arrête. Il se souvient d’un vieux morceau de la comédie musicale Guy and Dolls qu’avait montée la Société de Théâtre de la fac. Assieds-toi, tu fais tanguer le bateau. Et le diable te tirera dessous… Ça me travaille, aujourd’hui, songe-t-il, le péché chrétien, le jugement et la damnation.
« Je disais : c’est un peu agité. »
Le batelier sourit. Il a une chemise bleue propre et des dents très blanches.
« Ah oui, un peu turbulent, en effet, monsieur Ray. » Chakraborti porte à ses lèvres un doigt qu’il agite ensuite en direction des ghâts luisants. « Ne trouvez-vous pas réconfortant de savoir que vous terminerez là, sur ces marches, près de cette rive, sous les yeux de tout le monde ?
— Je ne peux pas dire que j’y ai beaucoup réfléchi. » Le bateau tangue, obligeant Vishram à s’agripper au plat-bord.
« Vraiment ? Mais vous devriez, monsieur Ray. Je pense un peu chaque jour à la mort. C’est très polarisant. C’est d’un grand réconfort de savoir que nous quittons le particulier pour rejoindre l’universel. Qui est selon moi le moksha de Gangâ. Nous rejoignons le fleuve de l’histoire comme une goutte de pluie, nos histoires racontées et intégrées au flot du temps. Dites-moi, vous qui avez vécu en Occident, est-il exact qu’on y brûle les morts en secret, en cachette, comme s’ils étaient un objet de honte ? »
Vishram se remémore des funérailles dans un quartier de grès crasseux de Glasgow. Il ne connaissait pas très bien la défunte, ancienne colocataire d’une fille avec qui il couchait à cause de sa réputation de metteuse en scène prometteuse à la Société de Théâtre, mais n’a pas oublié le choc ressenti en apprenant qu’elle s’était tuée en faisant de l’escalade dans Glen Coe. Ni le sentiment d’horreur au crématorium, le chagrin étouffé, l’éloge funèbre par un étranger qui s’était trompé dans le nom des amis de la défunte, l’enregistrement de Bach tandis que le cercueil scellé avançait par à-coups sur l’estrade pour disparaître lentement ensuite dans sa descente vers le four.
« C’est vrai, répond-il à Chakraborti. Ils sont incapables de regarder, ça leur fait peur. Pour eux, c’est la fin de tout. »
Sur les marches parsemées de cendres qui mènent au fleuve, le processus de la mort et de moksha se poursuit. Près de la ligne des hautes eaux, un bûcher s’est écroulé, la tête et les épaules du mort pendent à l’extérieur, bizarrement ignorées des flammes. Voilà un homme en train de brûler, pense Vishram. Le vent fait tourbillonner la fumée et les cendres sur le ghât en feu. Vishram Ray regarde l’homme en cours d’incinération s’effondrer sur son bûcher, s’affaisser et s’écrouler en étincelles et en charbon, et il se dit que Chakraborti a raison : il vaut bien mieux finir ici, mort au milieu de la vie, quitter le particulier pour rejoindre l’universel.