Elle sent encore le craquement des côtes du tueur quand elle l’a percuté, le contrecoup dans le cadre du vélomoteur et dans ses hanches au moment où elle a envoyé l’assassin kârsevak rouler sur le quai. Elle commence à trembler dans la chambre sombre et étouffante. Elle ne peut pas s’en empêcher. Elle trouve une chaise et s’y assied, les bras autour du corps pour se protéger du froid qu’elle ressent en elle. Tout cela est folie, et tu t’es précipitée dedans. Un neutre et une petite journaliste suédoise. On pourrait vous faire disparaître des dix millions d’habitants de Vârânacî sans que personne ne bronche.
Elle tourne sa chaise pour surveiller à la fois la porte et la fenêtre de la chambre. Elle fait pivoter les persiennes en bois afin de pouvoir regarder dehors sans qu’un méchant ait une vision claire de l’intérieur. Elle se rassied et observe la progression des rubans de lumière sur le sol.
Nadja se réveille en sursaut. Du bruit. Du mouvement. Elle se fige, puis se précipite vers la cuisine et ses couteaux français. Elle pousse la porte d’un coup, quelqu’un devant le réfrigérateur fait volte-face en se saisissant d’une lame. Lui. Eil.
« Désolé désolé, dit-eil de son étrange voix d’enfant. Il y a à manger ? J’ai une de ces faims. »
Le réfrigérateur de Bernard contient des restes, des amuse-gueules et une bouteille de champagne. Bien entendu. Le neutre les renifle et commence à manger à même la clayette…
« Pardon pardon, dit-eil. J’ai trop faim. Les hormones… j’ai forcé la dose.
— Je peux vous préparer du thé ? » demande Nadja, héroïne à la rescousse ayant encore besoin d’un rôle à jouer.
« Du châï, oui, du châï, merveilleux. »
Ils s’assoient sur le matelas avec les petits verres. Eil aime son thé à l’européenne : noir et sans sucre. Nadja sursaute à chaque ombre sur les persiennes.
« Je ne pourrais jamais assez vous remercier…
— Je ne le mérite pas. C’est moi qui vous ai fourré là-dedans.
— Oui, vous l’avez dit à la gare. Si ça n’avait pas été vous, ç’aurait été quelqu’un d’autre. Qui ne se serait peut-être pas senti aussi coupable. Était-ce par culpabilité ? »
Nadja Askarzadah ne s’est jamais retrouvée aussi près d’un neutre. Elle a entendu parler des neutres, de ce qu’ils sont, de la manière dont ils le sont devenus et de ce qu’ils peuvent faire de leur personne. Elle comprend même plus ou moins ce qu’ils apprécient les uns chez les autres, et elle accepte tout cela avec le calme scandinave adéquat, mais ce Tal a une odeur différente. Elle sait que c’est à cause de ce qu’eils peuvent faire avec leurs hormones et leurs substances neurochimiques, mais elle craint que Tal s’en aperçoive et l’imagine neutrophobe.
« Je me suis souvenue, dit-elle. En voyant les photos, je me suis rappelé où je vous avais déjà vu. »
Tal fronce les sourcils. Dans le crépuscule doré sur les tulles, cela ne ressemble en rien à une expression humaine.
« À Indiapendent », précise-t-elle spontanément.
Tal se tient la tête entre les mains et ferme les yeux. Nadja trouve ses longs cils absolument magnifiques.
« Ça me blesse. Je ne sais pas quoi en penser.
— J’interviewais Lâl Darfan. On m’a fait visiter les lieux. Et plus tard, quelqu’un m’a donné les photos.
— Chûtiyâ ! s’exclama Tal. On nous a piégés tous les deux ! Aï ! » Eil se met à trembler, les larmes lui montent aux yeux et eil lève les mains comme un lépreux ses moignons. « Ma chère Mâmâ Bhârat, ils l’ont prise pour moi, ils se sont trompés d’appartement…» Les tremblements deviennent de gros sanglots dus à l’épuisement et au choc. Nadja s’éloigne discrètement pour aller refaire du thé jusqu’à ce qu’elle entende les pleurs diminuer. Pour une Afghane, elle a une crainte très nord-européenne des émotions fortes.
« Encore du châï ? »
Tal s’est enroulé dans le drap. Eil hoche la tête. Le verre tremble dans sa main.
« Comment saviez-vous que je serais à la gare ?
— Intuition de journaliste », répond Nadja Askarzadah. Elle a envie de toucher son visage, son cuir chevelu si nu, si tendre. « C’est ce que j’aurais fait.
— Vos intuitions de journaliste sont puissantes. J’ai été idiot ! À sourire, rire et danser en pensant que tout le monde m’aimait ! Le neutre tout juste débarqué en ville que tout le monde veut connaître, viens à la grande fête, viens au club…»
Nadja tend la main pour toucher, rassurer, réchauffer Tal. Elle se retrouve avec Tal soudain pressé contre sa poitrine, sa tête lisse et onctueuse lui effleurant la joue. Elle a l’impression de serrer un chat dans ses bras : tout est os et tension. Ses doigts effleurent les alvéoles sur le bras du neutre, comme des rangées symétriques de morsures d’insecte. Elle a un mouvement de recul.
« Non, là, s’il vous plaît », dit Tal. Elle presse doucement le point indiqué, sent des fluides se déplacer sous la peau. « Et là, si vous voulez bien ? » Eil guide son doigt vers un emplacement près du poignet. « Et aussi là. » Une largeur de main en dessous du coude. Le neutre frissonne dans ses bras. Sa respiration redevient régulière. Ses muscles se contractent. Eil se lève en tremblant, se déplace avec nervosité dans la chambre. Nadja sent l’odeur de cette nervosité, de cette tension.
« J’ai du mal à imaginer comment on vit quand on peut, comme vous, choisir ses émotions, dit-elle.
— Nous ne choisissons pas nos émotions, juste nos réactions. C’est… intense. Nous ne vivons guère au-delà de soixante ans. » Tal marche désormais de long en large, soucieux, une mangouste en cage, écartant les persiennes pour jeter un coup d’œil dehors, les relâchant d’un coup.
« Comment pouvez-vous… ?
— Faire ce choix ? C’est assez long pour la beauté. »
Nadja secoue la tête. De plus en plus incroyable. Tal cogne du poing contre le mur.
« Imbécile ! Je devrais mourir, mourir, je suis trop bête pour vivre.
— Il n’y a pas que vous : j’ai été stupide aussi, de croire que j’avais une ligne directe avec N.K. Jîvanjî.
— Vous avez rencontré Jîvanjî ?
— Je lui ai parlé, en vidéo, quand il a organisé la rencontre où on m’a donné les photographies. »
Une ombre sur les persiennes. Neutre et femme se figent. Tal s’accroupit lentement sous la fenêtre et fait signe à Nadja de le rejoindre contre le mur. Écoutant de tout son corps, Nadja traverse les pans de voiles en marchant à quatre pattes sur le tapis. Puis une femme prononce quelques mots en allemand. Le ventre de Nadja se décontracte. Un instant, elle s’est crue sur le point de vomir de peur.
« Il faut qu’on sorte du Bhârat, chuchote Tal. Ils m’ont vu avec vous. On est dans le même bain, maintenant. Il faut trouver un moyen sûr de quitter le pays.
— On ne devrait pas aller trouver la police ?
— Vous ne savez donc rien de la manière dont fonctionne ce pays ? La police est soit aux mains de Sajida Rânâ, qui me recherche comme traître, soit contrôlée par Jîvanjî. Il nous faut quelque chose qui nous donnera assez de valeur pour qu’on nous protège. Vous avez dit avoir parlé à Jîvanjî en vidéo. J’imagine que vous avez eu l’intelligence de conserver cette vidéo. Montrez-la-moi. Elle contient peut-être quelque chose. »
Ils s’asseyent côte à côte contre le mur. Nadja sort son palmeur. Sa main tremble : Tal lui attrape le poignet d’un geste apaisant.
« Ce n’est pas un très bon modèle », dit-eil.