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Le volume est douloureusement élevé quand Nadja rejoue la séquence. Ils entendent, dehors, le poc et le toc des balles de tennis. Sur l’écran, les ondulations du pavillon tendu de kalamkaris de N.K. Jîvanjî semblent une divine inversion de cette chambre sombre et surchauffée, étouffante de peur.

« Pause pause pause. »

Nadja actionne maladroitement la commande.

« Qu’est-ce que c’est ?

— N.K. Jîvanjî.

— Je vois bien, idiote. Où est-il ?

— Dans son bureau, ou son appartement personnel, ou à son râthayâtra, je n’en sais rien.

— Mensonges mensonges mensonges, crache Tal. Je sais, moi. Il ne s’agit ni de l’appartement, ni du râthayâtra, ni du bureau de monsieur N.K. Jîvanjî. C’est la chambre nuptiale d’Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala pour le mariage de l’année dans Town and Country. J’ai dessiné ces kalamkaris moi-même.

— Un décor ?

— Mon décor. Pour une scène qu’on n’a pas encore tournée. »

Nadja Askarzadah sent ses yeux s’écarquiller. Elle aimerait avoir un menu subdermique à appeler pour noyer sa paralysante incrédulité dans un flot de neurotransmetteurs.

« Personne n’a jamais rencontré N.K. Jîvanjî en personne, rappelle-t-elle.

— Notre passeport, dit Tal. Il faut que j’aille à Indiapendent. Il faut qu’on parte maintenant, tout de suite.

— Vous ne pouvez pas vous en aller comme ça, on vous repérera à un kilomètre, il faut qu’on vous trouve un déguisement…»

Le bruit des balles de tennis et les cris des joueurs disparaissent d’un coup. Tal et Nadja plongent et roulent sur le sol au moment où les ombres touchent les persiennes. Des voix. Pas allemandes. Pas féminines. Sans se relever, Nadja va dans le couloir pousser le vélomoteur jusque dans la cuisine. Elle s’accroupit d’un côté, Tal de l’autre. Ils savent ce qu’il leur faut attendre, même si c’est l’attente la plus effrayante du monde. Clic Clic. Puis la chambre explose en rafales automatiques. Sans perdre un instant, Nadja démarre le petit moteur à alcool et se jette sur la selle. Tal bondit derrière elle. Les balles pleuvent, pleuvent, pleuvent. Ne regarde pas en arrière. Il ne faut jamais regarder en arrière. Elle contourne la table pliante de Bernard, ouvre la porte de derrière et jaillit entre les broussailles derrière le bar. Les serveurs lèvent la tête lorsqu’elle passe entre les caisses de Kingfisher et de Schweppes.

« Dégagez, bordel ! » hurle Nadja Askarzadah. Ils s’éparpillent comme des pies. Sa vision périphérique repère deux silhouettes sombres débouchant de l’aile des chambres, deux silhouettes aux mains qui s’activent. « Oh mon Dieu », prie-t-elle tandis que le vélomoteur grimpe les trois marches en béton menant aux cuisines du club. « Place place place place ! » crie-t-elle en contournant par embardées des réfrigérateurs en acier inoxydable de la taille d’un char d’assaut, des sacs de riz, de dâl et de pommes de terre, des cuisiniers avec des plateaux, des cuisiniers avec des couteaux et d’autres avec de la matière grasse brûlante. Elle dérape et pivote sur une flaque de ghî, s’engouffre par les portes battantes dans la salle à manger, remonte les allées entre les tables couvertes de nappes, klaxonne un couple vêtu de tee-shirts hawaïens et de lunettes de soleil assortis, arrive dans le couloir. Le grand hall accueille un cours du soir de yoga : Nadja et Tal le traversent à toute vitesse, l’avertisseur grinçant avec brutalité tandis que tout autour d’eux, les chandelles sarvangâsana s’effondrent comme une forêt abattue. Par les portes-fenêtres, toujours ouvertes pour permettre l’aération des femmes en lycra, par les parterres de fleurs mourant de soif, par le portail, ils arrivent dans l’anonymat et la sécurité que procure la circulation en ce début d’heure de pointe. Nadja rit. Le tonnerre lui fait écho.

35

M. Nanda

M. Nanda présente les éléments qui incriminent Kalkî sous la forme d’un globe flottant dans la vue-hoek de ses supérieurs, globe assez petit pour tenir sous le dôme d’un crâne humain et assez grand pour envelopper la tour de verre du Ministère comme un poing se saisissant d’une orchidée. Ce globe tourne dans la vision intérieure du préfet Arora et du directeur général Sudarshan pour leur exposer de nouvelles perspectives informationnelles. Un paysage de pages, fenêtres, images et cadres, grand comme un continent, se déploie en une carte bidimensionnelle d’informations. L’aeai qui parle en voix off porte le nom de Sarasvatî, la déesse de l’éloquence et de la communication. Sur un schéma lumineux du système informatique de Pasta-Tikka Inc., Sarasvatî remonte la piste de l’aeai illicite jusqu’au pétillement neural de Kâshî, puis zoome, un niveau fractal après l’autre, dans le flou dendritique du réseau local de Janpur, nœud de Malâviri, sous-site Jashwant le jaïn (tous ses petits cybertoutous, squelettes fantomatiques noueux de leurs actionneurs et grappes de processeurs, Jashwant quant à lui amas flasque et bleu de chair nue). La fenêtre d’informations suivante consiste en une vidéo de la police scientifique montrant la carapace carbonisée du sundarban Badrinâth. L’hovercam traverse des pièces noircies, s’attarde un instant sur des squelettes plus ou moins décharnés, sur des coques de processeurs fondues comme des chandelles, sur M. Nanda en train d’inspecter le boîtier de contrôle avec son stylo-torche. Deux masses recroquevillées de charbon noir se déploient en Occidentaux vivant et souriant sur la photo de leur passeport : Jean-Yves Trudeau, Annecy, France, Union Européenne, né le 15/04/2022, Anjâlî Trudeau, née Patîl, Bengaluru, Karnataka, le 25/11/2026.

« Jean-Yves et Anjâlî Trudeau, ex-chercheurs en informatique à l’Université de Strasbourg, laboratoire de Vie Artificielle », détaille Sarasvatî de sa voix empruntée à Kalpânâ Dhupia, de Town and Country. « Chercheurs attachés depuis quatre ans à l’université du Bhârat, ils étaient placés sous l’autorité du professeur Chandra, le directeur de la faculté d’informatique sur le campus de Vârânacî, et travaillaient à l’application des paradigmes darwiniens aux circuits à matrice protéinique. »

Les Trudeau se détachent de leur quadrant dans la sphère pour flotter en orbite stationnaire. Une fenêtre vidéo affiche, avec un grain visible, l’intérieur d’un appartement. Au premier plan, un adolescent de dix-huit ans, nu, tient de la main droite son début d’érection. Pose affectée, cambré, sexe pointé sur le centre de l’objectif. Un sourire de cinglé sur le visage. Résidence Shânti Rânâ, étage intermédiaire, fenêtre ouverte. Balcon, du linge. Sur l’autre paroi du canyon de la rue, des fenêtres d’appartement et les boîtiers rouillés de climatiseurs. Une pointe blanche traverse le carré montrant l’extérieur. Puis le châssis de la fenêtre s’emplit de flammes. Le bandouilleur se retourne, crie au micro de la caméra quelque chose de saturé par la compression numérique. Image figée, cul maigre sur fond de flammes et de verre qui explose, main gauche se tendant vers un peignoir de soie.

« Le système Krishna a exploré l’intégralité des communications sur le réseau du quartier entre une heure avant et une heure après l’incendie, dit Sarasvatî de sa voix mélodieuse. La chance a voulu qu’une webcam ait filmé ceci dans un appartement situé juste en face de la scène du crime. » La séquence revient en arrière jusqu’à l’éclat blanc, se fige, réduit le cadre, zoome, recadre et zoome à nouveau. Cela donne un tas de pixels, mais les systèmes de traitement d’image en améliorent la netteté et transforment l’ensemble de carrés aux divers niveaux de gris en une machine volante, un oiseau blanc avec des bouts d’aile en équerre, un aileron de queue et le bulbe d’une hélice carénée sous le ventre. Les routines graphiques en tracent le contour, l’isolent, appliquent des procédures de rendu et de morphage, aboutissent aux très explicites spécifications catalogue d’un drone de défense aérienne Ayyappa, version de licence bhâratîe, armé d’un laser infrarouge.