— Si, mais pas au détriment du reste.
— Monsieur, mon épouse est le trésor de ma vie. Elle est ma colombe, ma bulbul, ma lumière. Quand je rentre à la maison, elle me ravit…
— Merci, Nanda, l’interrompt Sudarshan à la hâte. Nous avons tous largement de quoi occuper notre attention, en ce moment.
— Si je semble absorbé, ou même distrait, c’est uniquement parce que cette Génération Trois est selon moi la menace la plus grave à laquelle notre service a dû faire face depuis sa création. Si je peux me permettre de donner mon opinion…
— Votre opinion est toujours très appréciée, ici, Nanda, assure Arora.
— Ce service a été créé parce que notre gouvernement souhaitait qu’on le voie se conformer à l’accord international sur l’autorisation des intelligences artificielles. Ne pas agir contre une aeai de Génération Trois pourrait donner aux Américains une raison de pousser leurs alliés awadhîs à nous envahir, sous prétexte que le Bhârat est un asile pour les cyberterroristes. »
Arora examine le grain de la table. Sudarshan se cale au fond de son fauteuil en cuir, se tapotant le bout des doigts tandis qu’il réfléchit à la plaidoirie de M. Nanda. « Excusez-nous un instant », finit-il par dire. Sudarshan lève la main, et l’air se fige autour de M. Nanda. Son supérieur a fait appel à un champ de silence. Les deux hommes pivotent sur leur siège, tournant vers lui leurs dossiers en cuir. M. Nanda joint les mains en un namasté inconscient et observe les éclairs scintiller au front de la mousson. Il faut que ça éclate. Ce soir. Ça va éclater.
Ma lumière. Ma colombe, ma bulbul. Le trésor de ma vie. Elle me ravit, quand je rentre à la maison. Quand je rentre à la maison. M. Nanda ferme les yeux face à la soudaine attaque de panique qui l’étreint. Quand il rentrera à la maison, il ne sait pas ce qu’il trouvera.
L’air figé redevient espace et son. Le conciliabule est terminé.
« Votre argumentation ne manque pas d’intérêt, Nanda. De quoi avez-vous besoin au juste ?
— J’ai préparé des instructions militaires, monsieur, il ne me faut qu’un instant pour les envoyer.
— Vous aviez tout planifié, dit Sudarshan.
— Il faut le faire, monsieur.
— Aucun doute là-dessus. J’autoriserai votre action contre Odeco. »
36
Pârvati, M. Nanda
Ce matin, Bhartî, sur sa Banquette de Petit-Déjeuner, a son Visage des Informations Graves. Merci à Râj pour cette analyse des répercussions que peut avoir le scandale Khan pour Sajida Rânâ, et maintenant un message de toute l’équipe de Petit-déjeuner avec Bhartî aux courageux javâns à Kundâ Khâdar : tenez bon, les gars, vous faites du super boulot, on est tous derrière vous. Mais tout de suite le dernier gupshup en provenance de Town and Country, tout le monde parle du mariage imminent d’Aparna et Ajaï, c’est vraiment l’événement de la saison, et en Exclusivité pour le Petit-Déj : un coup d’œil sur la robe d’Aparna.
Ravie, Pârvati Nanda rentre dans la cuisine où elle tombe sur sa mère qui remue une casserole de dâl sur le fourneau.
« Mère, que fais-tu ?
— Je te prépare un bon petit-déjeuner. Tu ne prends pas soin de toi.
— Où est Ashu ?
— Oh, l’empotée ? Je l’ai congédiée. Je suis certaine que cette paresseuse te volait. »
La joie procurée de bon matin par l’exclusivité sur Town and Country s’évapore.
« Tu as fait quoi ?
— Je l’ai renvoyée. Avec une semaine de gages comme indemnités. C’est-à-dire mille cinq cents roupies que j’ai prises dans mon propre porte-monnaie.
— Mère, ce n’était pas à toi de décider.
— Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Elle te volait éhontément, et ne parlons même pas de sa cuisine.
— Il faut à M. Nanda un régime spécial. As-tu la moindre idée de la difficulté à trouver une cuisinière correcte, de nos jours ? Tu as vu mon mari, au fait ?
— Il est parti tôt. Il travaille sur une affaire très importante et très difficile, m’a-t-il dit. Il n’a pas voulu petit-déjeuner. Il faut que tu le prennes en main, que tu lui dises que le petit-déjeuner est le repas le plus important de la journée. Le cerveau ne peut pas fonctionner si l’estomac n’est pas bien garni. La stupidité des gens qui se disent instruits ne cesse de me stupéfier. S’il avait eu un peu de mon dâl et de ma rotî…
— L’état de santé de mon mari ne lui permet pas d’en manger.
— Taratata. C’est de la bonne nourriture qui tient au corps. Ce régime fade et insipide de la ville ne lui vaut rien. Il se flétrit. Il suffit de le regarder : il est tout le temps pâle et fatigué, sans énergie pour rien, tu vois de quoi je parle. Il lui faut de la nourriture correcte et solide de la campagne. Ce matin, quand il est entré, je l’ai pris pour un de ces machins hîjrâs/neutres que je venais de voir au journal télévisé.
— Mère ! » Pârvati abat ses mains sur la table. « Tu parles de mon mari.
— Eh bien, il ne se conduit pas en mari, déclare Mme Sâdhurbhaï. Je suis désolée, mais il fallait que ce soit dit. Un an que vous êtes mari et femme, et est-ce que j’entends des âyâs chanter des berceuses, est-ce que j’entends des petits rires ? Pârvati, il faut que je te pose la question, il fonctionne correctement ? Tu peux faire vérifier ça, il y a des médecins spécifiques pour les hommes. J’ai vu des pubs dans les journaux du dimanche. »
Pârvati se lève en secouant la tête d’incrédulité.
« Mère… Non. Je monte dans mon jardin. Je compte y passer la matinée.
— J’ai moi-même quelques courses à faire. Des choses à acheter pour le dîner. Au fait, où mets-tu l’argent des courses pour la cuisinière ? Pârvati ? » La jeune femme a déjà quitté la cuisine. « Pârvati ? Tu devrais vraiment prendre un peu de dâl et de rotî. »
Ce matin-là, Krishân tuteure des jeunes plants, amarre les plantes grimpantes et couvre les semis pour les protéger de la tempête qui approche. En une nuit, la muraille de nuages a avancé d’un bond, donnant à Pârvati l’impression qu’elle va lui tomber dessus, l’écraser sous sa noirceur, elle, ses jardins et l’immeuble d’habitation gouvernemental tout entier. La chaleur et l’humidité la rebutent, mais elle ne peut pas redescendre, pas encore.
« Vous êtes venu me voir, hier », dit-elle. Krishân est en train d’arrêter le système d’irrigation.
« Oui, répond-il. Quand je vous ai vue vous lever et vous enfuir, je me suis demandé…
— Qu’est-ce que vous vous êtes demandé ?
— Si c’était à cause de quelque chose que j’avais dit, ou fait, ou bien à cause du cricket, peut-être…
— J’ai adoré le cricket. J’adorerais y retourner…
— L’équipe est rentrée dans son pays. Son gouvernement l’a rappelée, elle n’était plus en sécurité, avec la guerre.
— Ah, oui, la guerre.
— Pourquoi vous êtes partie comme ça ? »
Pârvati étend une darî par terre sous la tonnelle parfumée. Elle dispose les coussins et les traversins avant de s’installer dessus.
« Venez vous allonger près de moi.
— Madame Nanda…
— Personne ne regarde. Et même, ils s’en ficheraient. Venez vous allonger près de moi. »
Elle tapote le sol. Krishân se débarrasse de ses bottes de travail et vient s’allonger sur le flanc à côté d’elle, en s’appuyant sur un coude. Couchée à plat dos, Pârvati a les mains croisées sur la poitrine. Le ciel est crémeux, proche, un dôme de chaleur. Elle a l’impression qu’il suffirait de tendre la main pour l’enfoncer dedans. Qu’il serait laiteux, épais.