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« Que pensez-vous de ce jardin ?

— Ce que j’en pense ? Ce n’est pas vraiment mon rôle d’en penser quelque chose, je me contente de le construire.

— Eh bien, en tant que constructeur de ce jardin, qu’en pensez-vous ? »

Il roule sur le dos. Pârvati sent de l’air chaud venir lui effleurer le visage.

« De tous mes projets, celui-ci est le plus ambitieux et sans doute celui dont je suis le plus fier. Je crois que si les gens pouvaient le voir, ça m’aiderait beaucoup sur le plan professionnel.

— Ma mère le trouve indigne de moi », dit Pârvati. Le tonnerre est plus près, ce jour-là, familier. « Elle estime que je devrais avoir des arbres, pour l’intimité, des rangées d’ashokas comme dans les jardins du Cantonnement. Moi, je trouve ça intime, ici, pas vous ?

— Je pense, oui.

— C’est étrange, on dirait qu’on ne peut pas avoir davantage d’intimité. Dans le Cantonnement, malgré les jardins clos, les ashokas et les charbâghs, tout le monde est au courant de vos moindres activités.

— Il s’est passé quelque chose, au cricket ?

— J’ai été idiote, voilà tout. Complètement idiote. Je me suis imaginé que la caste et la classe étaient la même chose.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai fait la preuve de mon absence de classe. Ou plutôt, j’ai montré ne pas avoir la bonne classe. Krishân, ma mère veut me ramener à Kotkhaï. Elle dit s’inquiéter à cause de la guerre. Elle craint une attaque sur Vârânacî. Personne n’a jamais attaqué Vârânacî en trois mille ans, elle veut juste me retenir en otage pour que M. Nanda me promette un million de choses, la maison dans le Cantonnement, la voiture avec chauffeur, le bébé brâhmane. »

Elle sent Krishân se crisper à côté d’elle.

« Vous irez ?

— Je ne peux pas aller à Kotkhaï et je ne peux pas aller au Cantonnement. Mais je ne peux pas rester non plus, Krishân, pas sur ce toit. » Pârvati se redresse, tendant l’oreille, sur le qui-vive. « Quelle heure est-il ?

— Onze heures et demie.

— Il faut que j’y aille. Mère sera rentrée. Elle ne raterait pas Town and Country pour un million de roupies. » Pârvati époussette de la main ses vêtements aux endroits qui ont reçu de la saleté du toit, arrange le drapé de son sari, rejette ses longs cheveux raides sur son épaule gauche. « Je suis désolée, Krishân. Je ne devrais pas vous importuner. Vous avez un jardin à faire pousser. »

Elle retraverse le toit, le pied nu et léger. Quelques instants plus tard, Krishân entend le thème tonitruant de Town and Country monter par l’escalier. Il passe de plate-bande en plate-bande attacher ses plantes en train de pousser.

M. Nanda repousse son assiette sans y avoir touché.

« C’est de la nourriture brune. Je ne peux pas manger de nourriture brune. »

Sans enlever la thâlî, Mme Sâdhurbhaï reste d’un air résolu près du fourneau.

« C’est de la bonne nourriture de campagne. Qu’est-ce que vous trouvez d’immangeable, dans ma cuisine ? »

M. Nanda pousse un soupir.

« Blé, légumes secs, pommes de terre. Glucides glucides glucides. Oignons, ghî à l’ail. Des épices, un tas d’épices.

— Mon mari…», commence Pârvati, mais M. Nanda l’interrompt.

« Je suis astreint à un régime blanc. Tout est ayurvédiquement calculé et équilibré. Qu’est-il arrivé à la liste d’aliments de mon régime blanc ?

— Oh, ça, elle est partie avec la cuisinière. »

M. Nanda agrippe le rebord de la table. Cela a mis du temps à arriver, comme la mousson qui lui pèse sur les sinus. Avant que Mme Sâdhurbhaï débarque comme les troupes d’élite de Sajida Rânâ, avant la réunion de l’après-midi où la réalité de la politique a foulé aux pieds son dévouement et la manière dont il voit sa mission, avant même cette affaire Kalkî, il a été en proie à la sensation qu’il se battait contre la folie, que l’ordre avait un champion à opposer au chaos croissant, que tous les autres pouvaient tomber, mais qu’il devait en rester un pour lever l’épée qui mettrait fin à l’Âge de Kâlî. Et voilà ce chaos maintenant chez lui, dans sa cuisine, autour de sa table, lovant ses racines blanches et aveugles par l’intermédiaire de sa femme.

« Vous venez chez moi, vous mettez ma maisonnée sens dessus dessous, vous renvoyez ma cuisinière, vous jetez les instructions pour mon régime. Je rentre d’une journée de travail exigeante et exténuante, et on me sert une mixture que je ne peux pas manger !

— Chéri, vraiment, Mère essaye juste de nous aider », plaide Pârvati, mais les jointures de M. Nanda sont blanches, désormais.

« D’où je viens, un fils respecte sa mère, réplique Mme Sâdhurbhaï. Vous n’avez aucun respect pour moi, vous me prenez pour une paysanne ignorante et superstitieuse sortie de sa campagne. Vous pensez que personne ne sait rien comparé à vous, à votre travail important, à votre éducation d’Angrez, à votre horrible musique occidentale discordante et à votre insipide nourriture blanche, on dirait de la nourriture pour bébés, ce n’est pas ce qu’il faut à un vrai homme qui fait un vrai travail. Vous vous prenez pour un gorâ, vous vous croyez meilleur que moi et que votre femme, ma fille, je le sais, mais vous ne l’êtes pas, et vous n’êtes pas un firengi, si les Blancs vous voyaient, ils se moqueraient de vous, voyez ce bâbû qui se prend pour un Occidental ! Je vous le dis, personne n’a de respect pour un gorâ indien. »

M. Nanda est stupéfait par la blancheur de ses jointures. Il voit les vaisseaux sanguins sous la peau.

« Madame Sâdhurbhaï, vous êtes une invitée sous mon toit…

— Vous parlez d’un toit, il appartient au gouvernement…

— Oui », dit M. Nanda d’une voix lente et prudente, comme si chaque mot était un seau d’eau remonté d’un puits. « Un toit qui appartient au gouvernement, et auquel j’ai le droit grâce au soin et au dévouement que je consacre à mon métier. Un toit sous lequel je m’attends à trouver la paix, le calme et l’ordre domestique qu’exige ce métier. Vous ne savez rien de ce que je fais. Vous ne comprenez rien aux forces que je combats, aux ennemis que je traque. Des créatures aux ambitions divines, madame. Ces choses que vous ne pourriez même pas commencer à comprendre, qui menacent toutes nos croyances en ce monde, je les affronte jour après jour. Et si mon horrible musique occidentale discordante, si mon insipide régime blanc de firengi, si ma cuisinière et ma balayeuse me fournissent cette paix, ce calme, cet ordre domestique qui me permettent de faire face à une autre journée de travail, est-ce déraisonnable ?

— Non », renvoie Mme Sâdhurbhaï. Elle sent qu’elle court à l’échec, mais comprend aussi qu’il est idiot de mourir sans avoir tiré toutes ses cartouches. « Ce qui est déraisonnable, c’est que Pârvati n’a aucune place dans tout cela, à ce que je vois.

— Pârvati, ma fleur. » L’atmosphère dans la cuisine est d’une épaisseur de sirop. M. Nanda sent l’inertie et le poids de chacun de ses mots, de chacun de ses mouvements de tête. « Es-tu malheureuse ? Te manque-t-il quelque chose ? »

Pârvati va pour répondre, mais sa mère la prend de vitesse.

« Ce que veut ma fille, c’est sentir qu’on voit en elle l’épouse d’un professionnel attentionné et dévoué, et non une femme cachée en haut d’un immeuble du centre-ville.

— Pârvati, c’est vrai ?

— Non, dit-elle. Je pensais que peut-être…» Une fois encore, sa mère ne fait aucun cas d’elle.

« Elle aurait pu choisir n’importe qui, n’importe qui : un fonctionnaire, un avocat, un homme d’affaires… Et même un politicien, il l’aurait prise et installée là où elle doit l’être et exhibée comme une fleur, il lui aurait offert ce à quoi elle a droit.