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Deux générations après, Mushtâq Khan repose sous une élégante chhatrî, ouverte au vent et à la poussière. Sauveur de la réputation et de la fortune familiales en restant loyal au Râj au moment de la mutinerie du nord de l’Inde. Des gravures de journaux de 1857 le montrent défendant, un pistolet dans chaque main et sous des volutes de fumée d’armes à feu, sa propriété et sa famille assiégées par des hordes de cipayes. La vérité était moins spectaculaire : un petit détachement de mutins qui attaquait Râmghar avait été repoussé sans pertes à l’aide d’armes de poing, mais cela suffit pour lui valoir, auprès des Britanniques, le titre de Fidèle Mahométan et, auprès des Hindous, celui de Khan le Tueur, titres de gloire parmi les Seigneurs du Râj qu’il convertirait prudemment en une campagne pour une reconnaissance politique particulière des musulmans. Comme il a dû se sentir fier, pensa Shahîn Badûr Khan, d’avoir vu ces graines donner naissance à une nation musulmane, un Pays des Purs. Comme il aurait eu le cœur brisé en voyant ce Pays des Purs devenir une théocratie médiévale puis se laisser déchirer par le factionalisme tribal. Les prophéties de la Parole de Dieu sorties d’un canon d’AK47. Le temps, la mort et la poussière. Les cloches du temple tintèrent de l’autre côté du marécage mort. Du sud lui parvint la sirène d’un train, actionnée en permanence. Un léger coup de tonnerre ébranla l’atmosphère.

Et là, recouvert par cette stèle de marbre sur le banc de gravier, au seul endroit assez profond pour une tombe, repose son grand-père, Sayid Raiz Khan, juge et bâtisseur de nation qui a gardé son épouse et sa famille en sécurité au moment des Guerres de Partition et de leur million de morts, toujours fermement persuadé qu’une Inde devait exister et que pour être tout ce qu’avait déclaré Nehru ce minuit-là en 1947, cette Inde devait accorder une place d’honneur aux musulmans. Là, son père : avocat militant et membre de deux Parlements, l’un à Delhi, l’autre à Vârânacî. Il avait livré ses propres Guerres de Partition. Les Fidèles Mahométans Khan, chaque génération luttant contre les réalisations de la précédente, jusqu’à la dernière goutte.

Les phares de l’automobile sont visibles à des kilomètres sur ce terrain plat et nu. Shahîn Badûr Khan descend les marches délabrées de la tourelle des joueurs de tambour pour ouvrir le portail. Les domestiques de Râmghar, âgés et dociles, méritent de dormir. Il sursaute en sentant la pluie sur sa lèvre, la goûte doucement du bout de la langue.

J’ai provoqué une guerre pour ça.

La Lexus entre dans la cour. Sa carapace d’un noir luisant est constellée de pluie. Shahîn Badûr Khan ouvre la portière. Bilqis Badûr Khan sort, vêtue d’un sari de soirée bleu et or, le dupattâ tiré sur la tête. Il comprend. Cache ton visage. Shahîn appartient à un peuple qui, autrefois, pouvait mourir de honte.

« Merci d’être venue », dit-il. Elle lève la main. Pas ici. Pas maintenant. Pas devant les domestiques. Il désigne la chhatrî à colonnes de la tourelle, cède le passage à son épouse qui soulève son sari pour escalader les marches abruptes. La pluie a désormais acquis un rythme, l’horizon au sud-est est une cérémonie d’éclairs. La pluie dégouline en continu du bord du toit en dôme qui coiffe la tourelle moghole octogonale. Shahîn Badûr Khan prend la parole : « Avant tout, je dois te dire que je suis vraiment très, vraiment profondément désolé de ce qui s’est passé. » Les mots ont un goût de poussière sur ses lèvres, la poussière de ses ancêtres vers lesquels s’infiltre la pluie. Ils gonflent dans sa bouche. « Je… non. Nous avions un accord, je ne l’ai pas respecté, cela s’est ébruité d’une manière ou d’une autre. Le reste appartiendra à l’histoire. J’ai été d’une imprudence intolérable et cela m’est retombé dessus. »

Il ne sait pas à quel moment elle a commencé à avoir des soupçons, mais après la naissance de Dârâ, il était devenu évident que Bilqis ne pouvait être tout ce qu’il désirait. Leur union était le dernier mariage moghol, un mariage de dynastie, de pouvoir et d’opportunisme. Ils n’en avaient parlé ouvertement qu’une seule fois, après le départ de Jehân à l’université, dans une havelî soudain sonore et remplie de trop nombreux domestiques. Cela avait été une conversation forcée, sèche, douloureuse, aux phrases remplies d’allusions et d’élisions car rien n’échappait au personnel de maison, tout juste assez longue pour établir l’accord qu’il ne laisserait jamais cela menacer la famille et le gouvernement, que Bilqis resterait une épouse d’homme politique convenable et dévouée. À ce moment-là, ils n’avaient pas couché ensemble depuis dix ans.

Ça. Ils n’avaient jamais donné de nom à la chose entre eux. Shahîn Badûr Khan ne sait plus trop vraiment s’il en existe un. Son affliction ? Son vice ? Sa faiblesse, sa bête noire ? Sa perversion ? Il n’y a pas de mots pour les ça dans la langue entre deux personnes.

La pluie tombe si fort que Shahîn Badûr Khan a du mal à se faire entendre.

« Il reste quelques personnes qui me doivent un service, ce qui m’a permis d’organiser une sortie du Bhârat, par un vol direct pour Katmandou. Entrer au Népal ne présentera aucune difficulté. De là, nous pouvons repartir n’importe où dans le monde. En ce qui me concerne, je préférerais l’Europe du Nord, la Finlande ou la Norvège, peut-être. Ce sont de grands pays sous-peuplés où nous pouvons vivre dans l’anonymat. J’ai de l’argent de côté, des traites bancaires transférables, suffisamment pour qu’on s’achète une propriété et une vie convenables, mais peut-être moins confortables que ce dont nous avons pris l’habitude ici au Bhârat. La vie y est chère et nous aurons du mal à nous adapter au climat, mais je pense que la Scandinavie est ce qu’il y a de mieux pour nous. »

Bilqis a les yeux fermés. Elle lève la main.

« Arrête, s’il te plaît.

— On n’est pas obligés d’aller en Scandinavie. La Nouvelle-Zélande est un autre pays éloigné où…

— Ni la Scandinavie ni la Nouvelle-Zélande. Shahîn, je ne t’accompagne pas. J’en ai assez, tu n’es pas le seul à devoir des excuses. J’en dois moi aussi. Shahîn, j’ai rompu notre accord. Je leur ai dit. Tu crois être le seul à avoir une vie secrète, eh bien non ! C’est faux ! Tu as toujours été comme ça, si arrogant, si sûr que personne d’autre ne pouvait avoir de mensonges et de secrets. Sache que depuis cinq ans, je travaille pour N.K. Jîvanjî. Pour le Shivajî, Shahîn. Moi, la bégum Bilqis Badûr Khan, je t’ai livré aux Hindutvâs. »

Shahîn Badûr Khan sent la pluie, le tonnerre, la voix de son épouse se mêler en un léger sifflement. Il comprend maintenant ce qu’on doit ressentir en mourant de surprise.

« Mais enfin, s’entend-il dire, c’est n’importe quoi, n’importe quoi, tu dis n’importe quoi, femme.

— J’imagine que ça ressemble à du n’importe quoi, une femme qui livre son mari à ses pires ennemis. Mais je l’ai fait, Shahîn. Je t’ai livré aux Hindous. Moi, ton épouse. Dont tu t’es détourné chaque nuit à l’époque où nous dormions encore ensemble. Cinq conceptions, cinq coups tirés. Je les ai comptés, cinq, une femme n’oublie pas ça. Et seulement deux autorisés à aller à terme pour devenir nos beaux-fils. Cinq coups tirés. Je suis désolée, ma vulgarité te choque ? Ce n’est pas de cette manière que doivent s’exprimer les bégums du beau monde ? Tu devrais voir comment ces gentilles bégums parlent entre elles, Shahîn. Entre femmes. Oh, tes oreilles en rougiraient de honte. Quelles créatures sans vergogne nous faisons, dans nos chambres et nos sociétés. Elles savent, toutes les femmes savent. Khan cinq coups. Je leur ai dit, mais pas ça. Ça, je ne leur ai pas dit, Shahîn.