« Je ne le leur ai pas dit parce que je pensais encore, c’est un grand homme, une étoile montante dans un ciel noir, qu’attendent de hautes charges et de grandes réalisations, même s’il fait lit à part et rêve de choses que je ne peux même pas considérer humaines. Mais une femme peut enfouir certaines choses au fond de son esprit si elle pense avoir un époux qui s’élèvera jusqu’à la grandeur, une grandeur valant bien celle de tous tes ancêtres enterrés ici, Shahîn. Une femme qui aurait pu choisir des hommes capables de l’aimer de cœur et de corps, capables peut-être aussi d’obtenir des postes importants. Une femme qui, malgré sa propre éducation et son propre potentiel, a dû aller dans le pardâ doré parce que pour chaque avocate, il y a cinq avocats masculins. Tu comprends ce que je veux dire, Shahîn ? Une telle femme a des attentes. Et si cette étoile s’élève, puis que son ascension s’interrompt sans reprendre, si d’autres étoiles s’élèvent plus haut, brillent plus fort… Que doit alors faire cette femme, Shahîn ? Que doit faire cette épouse et bégum ? »
De honte, Shahîn Badûr Khan s’enfouit le visage dans les mains, mais il ne peut arrêter les mots qui tranchent dans la pluie, le tonnerre, ses propres doigts. Il se croyait bon et loyal conseiller à son chef, à son gouvernement et à son pays, mais il se souvient maintenant de sa réaction au moment où Sajida Rânâ lui a offert une place au gouvernement pendant qu’ils revenaient de Kundâ Khâdar en ARB : la peur d’être découvert, la peur que le ça lui échappe comme du sang d’une gorge tranchée. Il voit maintenant toutes les fois, tous les moments de sa carrière où il aurait pu franchir le pas pour devenir un homme de pouvoir public mais avait reculé, paralysé par la chute inévitable.
« Jîvanjî ? » fait-il d’une voix faible. Le cœur de la folie dans cette vieille tourelle moghole au cœur d’une tempête de mousson : sa femme un agent de N.K. Jîvanjî. Elle rit. Il n’existe pas de bruit plus horrible.
« Oui, Jîvanjî. Tous ces après-midi où je recevais le Cercle de la Loi, pendant que tu étais à la Sabhâ, à quoi croyais-tu qu’on s’occupait ? À discuter de prix immobiliers, d’enfants brahmanes et de résultats de cricket ? Non, Shahîn : de politique. Les meilleures avocates de Vârânacî, comment crois-tu qu’on se divertirait sans cela ? Nous étions un cabinet fantôme. Nous faisions tourner des simulations sur nos palmeurs. Je vais te dire, il y avait davantage de talent dans mon jharokhâ que dans la Salle du Conseil de Sajida Rânâ. Oh, Sajida Rânâ, la grande mère qui a rendu impossible à toute autre femme de l’égaler. Eh bien, dans notre Bhârat, Shahîn, il n’y avait pas de guerre de l’eau. Dans notre Bhârat, il n’y avait pas trois ans de sécheresse, pas d’hostilité avec les États-Unis parce que nous étions dans la poche des datarâjas. Dans notre Bhârat, nous avons conçu un plan de Gestion de l’Eau de la Vallée de Gangâ avec l’Awadh et les États du Bengale. Nous avons mieux géré notre pays que toi, Shahîn, et tu sais pourquoi ? Pour voir si nous pouvions. Pour voir si nous pouvions faire mieux. Et nous avons fait mieux.
« Toute la capitale en parlait, d’ailleurs, mais tu n’écoutes pas ce genre de paroles, n’est-ce pas ? Celles des femmes. Un bavardage sans importance. Mais N.K. Jîvanjî a entendu, lui. Le Shivajî a entendu, et là aussi, je ne peux pas pardonner. Un politicien hindou a reconnu le talent, peu importe son sexe, peu importe sa religion, que son mari ne voyait pas. Nous sommes devenues le service politique du Shivajî, notre petit groupe de l’après-midi qui prenait le châï dans nos jardins. C’était un jeu qui valait désormais le coup d’être joué. Je me suis mise à espérer qu’en rentrant à la maison, tu ne me raconterais pas ce qui se passait à la Sabhâ, pour que je puisse essayer de lire dans ton esprit, de me demander ce que tu ferais, de deviner et de faire mieux que toi. Chaque fois que tu es rentré énervé par ce maudit Jîvanjî qui semblait toujours avoir une longueur d’avance, c’était moi. » Elle se touche la poitrine, elle ne voit plus son mari, ne voit pas la pluie se déverser sur Râmghar, voit seulement son souvenir d’un grand jeu qui avait fini par régir sa vie.
« Jîvanjî, murmure Shahîn Badûr Khan. Tu m’as vendu à Jîvanjî. » Le barrage le contenant depuis si longtemps se brise alors, ce barrage si grand, si épais, et Shahîn Badûr Khan découvre que toutes ces années, tous ces mensonges et dissimulations en lui ne sont qu’un grondement, un mugissement mal défini comme le rien avant la création. Cela sort de lui, de sa gorge, il ne peut pas s’en empêcher, il n’arrive pas à le retenir. Son vide tire sur ses organes internes. Il est à genoux. Il se traîne à genoux en direction de sa femme : tout est détruit. Il s’était autorisé à espérer, et pour cet orgueil, on lui a enlevé l’espoir, on lui a tout enlevé. Il ne peut pas espérer. Le hurlement animal se brise en gros sanglots glapis. Bilqis recule. Elle a peur. Cela n’a jamais fait partie de sa stratégie, des plans de son jeu. Désormais à quatre pattes comme un chien, Shahîn Badûr Khan aboie de douleur.
« Arrête, arrête, supplie Bilqis. S’il te plaît, non. Je t’en prie, un peu de dignité. »
Shahîn Badûr Khan lève les yeux vers elle. Elle porte la main à sa bouche, horrifiée. Il n’y a là rien qu’elle arrive à reconnaître. Le jeu les a détruits tous les deux.
Elle s’éloigne de la ruine qui, recroquevillée sur le sol de grès lisse de la tourelle, a le cœur soulevé par le pus infecté de sa vie. Elle retrouve les marches de grès et fuit dans les rideaux de pluie.
38
M. Nanda
Dans l’avion à réacteurs basculants qui vire sur l’aile au-dessus du fleuve, l’austère polyphonie du Magnificat de Bach tournoie autour de M. Nanda. Le vent chaud, héraut de la mousson, secoue les ghâts. Des irrégularités du front de la tempête éparpillent les flottilles ordonnées de diyâs sur toute la largeur de Mère Gangâ. L’ARB tangue dans les bourrasques. M. Nanda voit des éclairs se refléter dans la visière de la pilote avant que celle-ci fasse virer l’appareil de bord d’une main sûre. Devant lui, les trois autres aéronefs de l’escadrille sont des motifs de lumières mouvantes devant la lueur plus importante de la ville. Kâshî. Cité de lumière.
Dans la vision augmentée de M. Nanda, des dieux se dressent au-dessus de Vârânacî, encore plus immenses que la mousson, leurs vâhanas traînant dans le béton et la merde, leurs couronnes fendant la stratosphère. Des dieux comme des nuages orageux, attributs brandis et crépitant d’éclairs, bras multiples exécutant les mudrâs sacrées avec une circonspection météorologique. L’endiguement a commencé quand la force d’excommunication a décollé du terrain militaire. À part les quelques centaines d’aeais de Niveau Un fuyant par le réseau câblé que Prasâd a interceptées, tout a été calme comme la mort ou l’innocence dans les bureaux du cinquième étage. L’escadrille se sépare, les feux de navigation filent acrobatiquement entre Ganesh, Kârttikeya, Kâlî et Krishna. Les lèvres de M. Nanda prient Magnificat magnificat en silence au moment où l’appareil vire sur l’aile et plonge à travers Ganesh en une pluie de pixels de la taille d’une main. Une lance dans le flanc, pense M. Nanda. La pilote bascule les réacteurs situés en bouts d’aile puis fait descendre l’appareil, déchirant des voiles de lumière divine. M. Nanda désactive les visuels. Les dieux disparaissent comme par incroyance, mais des années d’intimité permettent à M. Nanda de sentir leur présence, une espèce de courant électrique au fond de son crâne. Son arme lui pèse sur le cœur comme un poids sombre.