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— Une anomalie gravitationnelle a remué la nébuleuse de poussière qui est devenue notre système solaire. Un trou noir de passage ferait un point d’ancrage épatant pour un trou de ver de type temporel. Au moins, ils auraient la certitude qu’on sera là.

— Très bien, Lull. Attaque-toi à celle-là. Objection no 2 : comme message, il manque de clarté. Pourquoi pas un simple “au secours, on se fait baiser par des Intelligences Artificielles aux pouvoirs divins” ?

— Quel effet aurait un message de ce genre, à ton avis ? Le temps qu’on le comprenne, on serait prêts pour ce que le Tabernacle a à nous dire.

— Je n’en suis pas persuadée, Lull. Même avec les Générations Dix, les trous de ver et le fait de nous envoyer un avertissement nous aiguillant dans un univers qui nous donne l’avantage, mais les condamne dans le leur… et même, que diable toi, moi et une fille de dix-huit ans capable de parler aux machines avons-nous de si important ? »

Thomas Lull hausse les épaules, ce geste exaspérant et goguenard j’en-sais-rien-m’en-fous qui a toujours eu le don d’agacer Lisa dans les discussions de ce type où elle réfutait ses spéculations. Lull se penche à nouveau sur les images volées représentant l’intérieur du crâne d’Aj.

« Ta part du marché.

— Très bien. Pour moi, ce n’est pas le mystère, mais la confirmation. Le mystère est la manière dont elle a arrêté ces robots awadhîs. Donc si on exclut la magie et Dieu, il ne nous reste que la technologie. Et ça, là-dedans, ça en est : de la technologie qui pourrait permettre à un cerveau humain de communiquer directement avec une machine. Elle les a hackés.

— Pas de Dieu, ni unique ni pluriel », dit Thomas Lull. Lisa sent une vibration parcourir la coque de l’hydroptère. Le navire réduit ses hydrojets, redescend sur ses foils à l’approche des eaux encombrées entourant Patna. Par la fenêtre, elle distingue les légères unités industrielles bon marché produites à la chaîne et l’étendue infotech extra-urbaine derrière les larges bancs de sable du Gangâ.

« Que voit-elle ? Un halo d’informations autour des gens et des choses. Quand elle voit un oiseau, elle te donne son nom et son espèce. On se croirait dans un guide ornithologique. À la gare, elle prévient une famille que leur fils a été arrêté, qu’elle doit prendre tel train et engager tels avocats. C’est les rapports de police, les pages jaunes d’Ahmadâbâd et les horaires de train de Mumbaï. Sur tous les plans, elle se comporte comme quelqu’un qui a le cerveau connecté au Net. »

Lisa effleure les dessins fantômes de la Table.

« Tout cela… c’est la manière dont elle le fait. Je ne sais pas qui elle est, j’ignore comment Jean-Yves et Anjâlî se sont retrouvés imbriqués là-dedans, mais je sais que quelqu’un a pris une gamine pour la transformer en expérience, en un monstrueux banc d’essai pour une nouvelle technologie d’interface cerveau/machine. »

Les passagers s’agitent, rassemblent leurs biens et personnes à charge. Leur bref répit sur l’eau touche à sa fin, ils doivent désormais affronter une nouvelle ville, étrange, inconnue.

« C’est là que je ne te suis plus, L. Durnau, dit Thomas Lull. Je pense que c’est l’opposé. Ce n’est pas un système destiné à faire interagir un humain avec une machine, mais à faire interagir une machine avec un cerveau humain. Aj est une aeai téléchargée dans un corps humain. Elle est la première et dernière ambassadrice des Générations Trois auprès de l’humanité. Je pense que c’est la raison pour laquelle nous figurons tous les trois dans le Tabernacle. C’est la prophétie d’une rencontre. »

Orpheline dans cette cité des dieux, elle n’est par conséquent jamais seule. Les dieux s’agitent dans son dos telles des ailes, affluent autour de sa tête, cabriolent à ses pieds, s’écartent devant elle comme un million de portes qui s’ouvrent. Elle lève la main, et dix mille dieux s’écartent avant de fusionner à nouveau. Chaque bâtiment, chaque véhicule, chaque ampoule et néon, chaque autel de rue et feu de circulation frémit de dieux. Elle peut voir et lire les détails de l’immatriculation de cent phut-phuts, les adresses et dates de naissance de leurs propriétaires, leurs dossiers d’assurance, leurs indices de solvabilité, leurs diplômes et leurs casiers judiciaires, leurs numéros de compte bancaire, les résultats d’examens de leurs enfants, la pointure de leurs femmes. Les dieux sortent les uns des autres comme une banderole de papier. Passent les uns à travers les autres comme des fils dorés dans un métier à tisser la soie. Derrière la lumière du ciel, l’horizon nocturne est une couronne ornée de déités. Dans le grondement de la circulation, les sirènes, les voix fortes, les klaxons, le braillement de la musique, neuf millions de dieux lui murmurent à l’oreille.

De la violence ici, prévient le dieu de la galî qui donne sur la rue bien éclairée avec ses bars à châï et ses stands à sandwichs. Elle s’immobilise en entendant dans l’étroite ruelle bordée de jharokhâs des voix masculines crier de plus en plus fort. Des étudiants kârsevaks s’avancent avec bruit. Elle en choisit un dans l’espace-dieu : Mangat Singhal, étudiant en physique mécanique à l’Université du Bhârat. Membre actif des Jeunes du Shivajî depuis trois ans, il a été arrêté deux fois pour comportement séditieux aux manifestations du rond-point Sarkhand. Sa mère a un cancer de la gorge dû au tabac et se rendra probablement au ghât avant la fin de l’année. Par ici, dit le dieu de la station de taxis en lui montrant la Maruti en train de marauder derrière les châï-wallahs paniqués qui fixent à la hâte leur grille métallique. Dommages estimés à vingt mille roupies, l’informe le dieu des petites demandes d’indemnité quand elle entend dans son dos le fracas d’un petit stand à thé retourné par les kârsevaks. Non couverts, les troubles publics figurant parmi les clauses d’exclusions. Vous rencontrerez votre taxi dans trente-cinq secondes. Tournez à gauche. Et elle est là quand la Maruti débouche dans la rue pour s’arrêter devant sa main levée.

« J’vais pas à cet endroit, répond le chauffeur quand elle lui dit l’adresse dans la bastî.

— Je vous donnerai beaucoup d’argent. » Distributeur automatique dans la prochaine à droite, prévient le dieu de la galerie marchande. « Arrêtez-vous là. » La carte entre sans hésitation, sans que la machine pose des questions, exige un code ou procède à un scan facial. De combien avez-vous besoin ? demande le dieu des opérations de banque électroniques. Elle cite un nombre à cinq chiffres. Cela met tant de temps à sortir de la fente qu’elle craint que le chauffeur parte à la recherche d’une course plus sûre. Le taxi licence VRK117824C45 attend toujours le long du trottoir, la rassure le dieu qui anime les caméras de surveillance de la circulation. Elle cligne des yeux pour adopter son point de vue en hauteur, se voit, zoome sur elle-même en train d’essayer de plier d’épaisses liasses devant le distributeur, voit le taxi dans son dos, voit le petit convoi de hummers militaires passer à toute allure.

« Cela suffira-t-il ? » Elle jette les billets au visage du chauffeur.

« Bâbâ, pour ça, je vous conduirais même jusqu’à Delhi. »

C’est un chauffeur qui aime parler : émeutes émeutes émeutes, la moindre excuse est bonne, pourquoi ne s’intéressent-ils pas à leurs études au lieu d’incendier des trucs, quand ils essaieront de trouver un boulot, ça va moins rigoler, oh, je vois que vous avez eu des ennuis avec la police pour comportement séditieux, non, pas d’emplois ici pour les gundas et les badmashs, mais et Sajida Rânâ, la Première ministre, incroyable, non, ses propres gardes du corps, notre Première ministre, Mâmâ Bhârat, qu’est-ce qu’on va faire, quelqu’un y a pensé ? Et dieu nous aide au moment de notre chute, les Awadhîs nous passeront dessus… Aj observe les dieux qui défilent en escadres, chapitres et ordres, s’amoncellent derrière elle en un hémisphère incandescent au-dessus de la ville. Elle donne une tape sur l’épaule du chauffeur. Il manque percuter une masure en brique et en plastique le long de la route.