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« L’étoile, je vois pourquoi, mais le M ?

— Cela reste un mystère », sourit Sonia Yâdav. Ils en sont à la Strega. La liqueur supporte bien le climat.

Dans la théorie Étoile-M, les plis et enroulements des cordes primales en onze dimensions dans des membranes créent le polyvers de tous les univers possibles, chacun avec des propriétés fondamentales différentes de celles constatées par les humains.

« Tout y est, dit Sonia Yâdav. Des univers avec une dimension temporelle supplémentaire, des univers à deux dimensions… il n’y a pas de gravité dans les univers bidimensionnels. Des univers à auto-organisation où la vie est une propriété de base de l’espace-temps… Un nombre infini d’univers. Et c’est là que diffèrent les théories du point zéro chaudes et froides. »

Vishram commande une autre tournée de Strega. Il ne sait pas si cela vient de la boisson ou de la physique, mais il a le cerveau dans une boîte à coton.

« Ce qui arrête net la théorie du point zéro froide, c’est la deuxième loi de la thermodynamique. » Le serveur apporte la nouvelle tournée. Vishram examine Sonia Yâdav à travers le liquide doré contenu dans le petit verre à bulles. « Arrêtez ça, soyez attentif ! Pour servir, l’énergie doit aller quelque part. Elle doit couler du haut vers le bas, du chaud vers le froid, si vous voulez. Sauf que dans notre univers, le point zéro, la fluctuation quantique, est le niveau fondamental. L’énergie n’a nulle part où aller, tout est plus haut qu’elle. Par contre, dans un autre univers…

— Le niveau fondamental, comme vous l’appelez, est peut-être plus élevé…»

Sonia Yâdav joint les mains en un namasté muet.

« Exactement ! Exactement ! Elle coulerait toute seule du haut vers le bas. Nous pourrions nous brancher sur cette énergie infinie.

— Il faut d’abord trouver cet univers.

— Oh, on en a trouvé un depuis longtemps. Sur le plan de la théorie Étoile-M, c’est une simple copie structurelle du nôtre. La gravité y est plus forte, le taux d’expansion aussi, ce qui donne un espace-temps sous tension qui renferme bien davantage d’énergie du vide. C’est un univers assez petit, et pas trop éloigné.

— N’aviez-vous pas dit que les univers étaient tous à l’intérieur et à l’extérieur les uns des autres ?

— Sur le plan topologique, oui. Mais là, je parle de distance énergétique, de la torsion à infliger à nos branes pour les adapter à la géométrie de cet univers. Dans le domaine de la physique, tout se réduit à des histoires d’énergie. »

Des cerveaux[1] tordus, très bien.

Sonia Yâdav repose fermement son verre vide sur la nappe vichy et se penche en avant. Vishram ne peut nier l’énergie physique que dégagent ses yeux, son visage et son corps…

« Venez avec moi, dit-elle. Venez le voir. »

De nuit, comparée à Glasgow, l’université du Bhârat à Vârânacî semble d’une exceptionnelle civilisation : pas de frites détrempées par la pluie dans des barquettes en polystyrène abandonnées, pas de verres de bière lâchés ou de pizzas vomies à esquiver dans la pénombre. Pas de bruits d’accouplements sortant des résidences ni de miction venus des fourrés. Pas d’ivrognes sinistres qui titubent aux limites de votre champ de vision en proférant des insultes racistes. Pas de bandes de filles à moitié nues qui zigzaguent bras dessus bras dessous sur les pelouses poussiéreuses et flétries. Mais une sécurité très présente, quelques professeurs sur de grandes bicyclettes bringuebalantes dépourvues de lumières, le grésillement solitaire d’une radio nocturne et une impression de couvre-feu due aux bâtiments et résidences universitaires fermés.

Le chauffeur se dirige vers la seule lumière visible. Le bâtiment de physique expérimentale, audacieuse et délicate confection de pylônes et de feuilles de plastique lumineux, a la forme d’une orchidée. Son nom figure sur la plaque de marbre : Centre Ranjît Ray pour la physique des hautes énergies. Enfoui sous la gracieuse architecture florale, on trouve un très technique collisionneur de particules à laser pulsé.

« Mon père semblait avoir plusieurs cordes à son arc », dit Vishram alors que le veilleur de nuit, d’un hochement de tête, les laisse entrer. Son visage est connu, maintenant.

« Il n’est pas mort », répond Sonia Yâdav, ce qui fait sursauter Vishram.

Un des ascenseurs situés au fond du hall les descend dans les entrailles de la bête. C’est bel et bien une créature mythologique, un ver dévoreur de monde qui se mord la queue sous Sârnâth et Gangâ. Derrière la vitre d’observation, Vishram regarde les appareils électriques, chacun de la taille d’un moteur de navire, en essayant d’imaginer les particules en train de créer de force entre elles d’étranges liaisons contre nature.

« Quand nous le faisons fonctionner à plein régime pour ouvrir une brèche, ces aimants de confinement émettent un champ assez puissant pour vous arracher l’hémoglobine du corps, indique Sonia Yâdav.

— Comment le savez-vous ? demande Vishram.

— On a essayé avec une chèvre, pour tout vous dire. Venez. »

Sonia Yâdav le guide, au bas d’une longue volée de marches en béton, jusqu’à la porte d’un sas, qui s’ouvre lorsque le panneau de sécurité reconnaît la jeune femme.

« On va dans l’espace, ou quoi ? demande Vishram au moment où le sas se referme.

— Ce n’est qu’un dispositif de confinement. »

Vishram décide qu’il ne veut pas savoir ce qui est confiné, aussi plaisante-t-il : « Je sais que mon père est – ou plutôt était – riche, je sais que certains riches dépensent leur fortune en s’offrant des jets ou des îles, mais des qui s’achètent des collisionneurs de particules privés…

— Le financement ne provient pas uniquement de lui », réplique Sonia Yâdav. Le sas s’ouvre de l’autre côté et ils pénètrent dans un bureau en béton très banal, éclairé à vous donner la migraine par des néons et le scintillement d’un écran plat. Les pieds sur le bureau, un jeune homme barbu se balance sur une chaise en lisant le journal du soir. Il a un thermos industriel de châï et une tasse en polystyrène expansé à portée de main. Les ordinateurs braillent le bhangrâ traditionnel d’une station de radio bengalîe. Le jeune homme bondit en découvrant ses visiteurs nocturnes.

« Sonia, je suis désolé, je ne savais pas.

— Debâ, je te présente…

— Je sais, enchanté, monsieur Ray. » Il a une poignée de main trop énergique. « Vous venez jeter un coup d’œil à notre petit univers privé ? » Derrière une deuxième porte s’ouvre une petite pièce en béton dans laquelle les visiteurs se glissent comme les quartiers d’une orange. Vishram se retrouve avec un épais panneau de verre au niveau de la tête. Il plisse les yeux, mais ne distingue rien. « En fait, les chiffres nous suffisent, dit Debâ, mais certaines personnes ont ce besoin atavique de voir les choses. » Il a apporté son châï, dont il boit une gorgée. « Bon, nous nous trouvons dans une zone d’observation contiguë à la chambre de confinement, qu’avec notre humour de physiciens, nous appelons le Cachot. En gros, c’est un tore tokamak modifié, si cela vous dit quelque chose. Non ? Représentez-vous un beignet inversé : il y a un extérieur, mais l’intérieur est le vide le plus complet imaginable. Le vide y est en fait encore plus complet, il n’y a là-dedans qu’espace-temps et fluctuation quantique. Ainsi que ça. »

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1

Les mots anglais pour « brane » (objet de la théorie des cordes, aphérèse de membrane) et « cerveau » se prononcent à l’identique. (N.d.T.)