Vârânacî, cité de crémations.
L’équipe de la morgue referme la glissière des housses noires. Des sirènes retentissent dans la rue : les pompiers s’en vont. L’endroit relève désormais des forces de sécurité, le Ministère venant en fin de liste. Des types de la police scientifique passent tout près de M. Nanda en enregistrant des vidéos sur leurs palmeurs. Il empiète sur la juridiction d’un autre. M. Nanda a sa propre et confortable méthodologie : pour lui, simple observation et exercice d’imagination suffisent à produire des idées et des intuitions qui pourraient échapper à jamais aux procédures de police.
Le premier des sens qu’agresse le crime, c’est l’odorat. De l’entrée, M. Nanda sent la viande brûlée ainsi que l’odeur douce, étouffante et huileuse du plastique fondu. La puanteur surpasse à tel point ce que lui rapportent ses autres sens que M. Nanda doit se concentrer pour en extraire des informations. Il écarquille les narines, à la recherche d’indices, de contradictions, d’une subtile incohérence qui pourrait lui suggérer ce qui s’est passé là. Un défaut électrique dans un des nombreux ordinateurs, a aussitôt suggéré le spécialiste en incendies. Arrive-t-il à détecter ce fourmillement d’énergie caractéristique dans le mélange ?
Le deuxième sens est la vue. Ce qu’il a vu à son arrivée sur les lieux ? Une double porte forcée par les appareils hydrauliques des pompiers, l’extérieure étant une porte d’appartement standard, l’intérieure, en lourd métal vert, résistante et barrée, ses loquets voilés par les vérins des pompiers. Ils n’arrivaient pas à ouvrir la porte ? Ils ont été piégés par leur propre sécurité ? La peinture a brûlé à travers la porte intérieure, métal noirci à nu. Procédons. Un petit couloir, le salon, les chambres dont ils se servaient comme ferme de mémoire. La cuisine : des squelettes de placards et d’étagères aux murs, la mélamine détachée, mais l’aggloméré intact. L’aggloméré survit. Cendre et noirceur, choses fusionnées en d’autres. Les fenêtres ont été soufflées vers l’intérieur. Une chute de pression ? Le feu a presque dû s’étouffer lui-même. Il aurait dégagé de la fumée noire. Asphyxié les occupants avant que les fenêtres implosent et que de l’oxygène frais attise le djinn du feu. Des restes fondus de lecteurs informatiques coulent l’un dans l’autre. Vikram sauvera ce qui peut être sauvé.
L’ouïe. Malgré les trois mille personnes vivant dans cet ensemble d’appartements, il règne à l’étage de l’incendie un silence absolu. Sans même le murmure d’une radio laissée par mégarde allumée. Les pompiers ont levé leur cordon de sécurité, mais les habitants montrent peu d’enthousiasme à regagner leurs foyers. Selon certaines rumeurs, l’incendie serait dû à une attaque des Awadhîs désireux de venger le massacre au shatabdi. Les occupants des deux appartements voisins ne savent que ce qui s’est passé lorsque le mur mitoyen est devenu brûlant et que la peinture a commencé à se cloquer.
Le toucher. La saleté graisseuse de la suie se coagulant dans l’atmosphère. Une toile d’araignée noire atterrit sur la manche de M. Nanda. Il va pour l’essuyer, mais se rappelle qu’elle est constituée à dix pour cent de graisse humaine.
Le goût, le cinquième examen. M. Nanda a appris la technique des chats : dilater les narines, entrouvrir la bouche, faire passer l’air sur le palais. Peu élégant, mais efficace pour les petits prédateurs et pour les flics Krishna.
« Nanda, qu’est-ce que vous pouvez bien être en train de faire ? » Chauhan, le légiste, emballe l’avant-dernier cadavre et colle l’étiquette de transport sur le plastique.
« Quelques examens préalables. Vous avez déjà quelque chose pour moi ? »
Chauhan hausse les épaules. C’est un type grand et large à la jovialité rugueuse de ceux qui travaillent dans l’intimité des victimes de mort violente.
« Contactez-moi cet après-midi, j’aurais peut-être du nouveau à ce moment-là. »
S’apercevant qu’on marche sur ses plates-bandes, Vaish, l’inspecteur de police responsable, lève les yeux d’un air désapprobateur.
« Dites-moi, Nanda, lance Chauhan en reculant alors que son équipe en combinaison blanche hisse le sac sur le brancard, il paraît que votre dame reconstruit les jardins suspendus de Babylone. Son village doit beaucoup lui manquer.
— Qui raconte ça ?
— Oh, un peu tout le monde, répond Chauhan en couchant par écrit ses remarques sur le quatrième cadavre. Le bruit court depuis la fête des Dawâr. Cette victime-là était une femme. Intéressant. Et donc, Nanda, les doigts verts, alors ?
— Je fais construire un endroit tranquille sur mon toit, oui. Nous pensons l’utiliser pour les divertissements, les dîners, les réceptions. Très à la mode au Bengale, les jardins de toit.
— Au Bengale ? Ils ont toutes les modes du monde, là-bas. » Chauhan se considère l’égal de M. Nanda au niveau intellect, formation, carrière et statut, et donc à tous points de vue sauf celui du mariage. M. Nanda s’est marié dans sa jâtî. Chauhan, à un niveau inférieur de sous-caste.
M. Nanda fronce les sourcils, les yeux levés vers le plafond.
« Je suppose qu’il y avait un système anti-incendie au halon, comme partout ? »
Chauhan hausse les épaules. L’inspecteur Vaish se lève. Il comprend.
« Avez-vous trouvé quoi que ce soit qui ressemble à un boîtier de contrôle ? demande M. Nanda.
— Dans la cuisine », répond l’inspecteur. Le boîtier se trouve sous l’évier, près du siphon, à l’endroit le moins pratique. Nanda arrache la porte de placard brûlée, s’accroupit et promène le rayon de son stylo-torche. Ces gens-là utilisaient beaucoup de détergents multisurfaces. À cause de tous ces boîtiers d’ordinateur, suppose M. Nanda. La chaleur a même pénétré à l’intérieur du boîtier de sécurité, amollissant la soudure et déformant le couvercle en plastique. M. Nanda le dévisse de quelques tours de multi-outils. Les ports de service sont intacts, aussi M. Nanda y branche-t-il la boîte d’avatars et appelle-t-il Krishna. L’aeai se déploie dans l’espace réduit sous l’évier. Le dieu des petites tâches ménagères. L’inspecteur Vaish s’accroupit près de M. Nanda. Lui qui irradiait ressentiment et irritabilité semble maintenant assez impressionné.
« J’accède aux fichiers du système de sécurité, explique M. Nanda. Ça ne prendra pas plus de quelques secondes. Paradoxalement, alors qu’ils protègent leur ferme de mémoire avec des clés quantiques, ils se contentent d’un simple code à quatre chiffres pour leur système anti-incendie. Et c’est justement…», ajoute-t-il tandis que les lignes de commandes défilent dans son champ de vision, « ce qui semble avoir provoqué leur perte. Avons-nous une estimation de l’heure de l’incendie ?
— L’horloge du four s’est arrêtée à dix-neuf heures vingt-deux.
— Le boîtier a enregistré à dix-neuf heures cinq, venue de la compagnie d’assurances, une commande – sûrement fausse – d’arrêt du système à gaz halon. Et d’activation des verrous de la porte.
— Ils ont été pris au piège.
— Oui. » M. Nanda se relève, s’époussette, remarque avec dégoût la présence de légères taches noires constituées à dix pour cent de graisse humaine là où la suie en suspens s’est redéposée sur lui. « Il s’agit donc de meurtres. » Il range ses avatars dans la boîte. « Je rentre au bureau rédiger un rapport initial. J’aurais besoin des processeurs les moins abîmés dans mon service avant midi. Et, monsieur Chauhan…» Penché sur la dernière victime, un corps brûlé jusqu’aux os avec un sourire tout en dents affreusement blanches au milieu de charbon noir, le légiste lève les yeux. M. Nanda connaît ces dents : l’impudent sourire de singe de Râdhâkrishna. « Je passe vous voir à quinze heures, je compte sur vous pour avoir quelque chose à me raconter. »