Il quitte la coquille incendiée du sundarban Badrinâth en imaginant le sourire du technicien de la police scientifique. Comme lui, ces techniciens manquent d’argent et de patience pour se marier dans leur jâtî.
Au petit-déjeuner, il n’avait été question que de la réception chez les Dawâr.
« Il faut qu’on en donne une », insista Pârvati, radieuse et fraîche, une fleur dans ses longs cheveux bruns. Dans son dos, un murmure baryton de voix mâles commentait le cinquième test-match. « Une fois le jardin de toit terminé, on organisera un durbar où on invitera tout le monde, ça fera parler pendant des semaines. » Elle sortit son agenda de son sac. « En octobre ? C’est là qu’il présentera le mieux, après la mousson tardive.
— Pourquoi regardons-nous le cricket ? s’enquit M. Nanda.
— Oh, ça ? Je ne sais pas pourquoi on est dessus. » Elle fit le geste pour Petit-déjeuner avec Bhartî en direction de l’écran. Un numéro de danse en studio apparut. « Là, content ? Octobre, ça me paraît bien, c’est toujours un mois très plat. Mais ça pourrait sembler un peu minable après les Dawâr, je veux dire, c’est un jardin et je l’adore, vraiment, c’est très gentil de votre part de me laisser l’avoir, mais ce ne sont que des plantes et des graines. Combien ça leur a coûté d’avoir un bébé brâhmane, à votre avis ?
— Davantage que ne peut se le permettre un Enquêteur du ministère de Régulation et d’Autorisation des Intelligences Artificielles.
— Oh, mon amour, je n’ai pas pensé un seul instant…»
Écoute-toi, ma bulbul, pensa-t-il. Tu gazouilles, tu laisses ces mots s’échapper de tes lèvres en supposant que ce sera formidable parce que tu es en permanence au milieu de couleurs, de mouvements, de fleurs. J’ai entendu les femmes de la bonne société que tu envies tant et je n’ai rien dit parce qu’elles avaient raison. Tu es originale, ouverte, tu dis ce que tu penses. Tu es honnête dans tes ambitions, et c’est pour cela que je te garde à l’écart d’elles et de leur société.
Sur la Banquette du Petit-Déjeuner, le sourire aux lèvres, Bhartî papotait avec ses Invités ! Spéciaux ! De la Matinée ! Aujourd’hui, les Funki Pûrîs, spécialités de notre chef invité, Sanjîv Kapûr !
« Bonne journée, mon trésor », lança M. Nanda en repoussant sa tasse de thé ayurvédique à moitié vide. « Oublie ces snobs. Ils n’ont rien dont nous ayons besoin. Nous nous avons l’un l’autre. Je rentrerai peut-être tard. Il faut que j’enquête sur une scène de crime. » M. Nanda embrassa sa superbe épouse et partit inspecter les restes calcinés de M. Râdhâkrishna dans son sundarban modestement logé dans un appartement au quinzième étage du Grand Ensemble Diljît Rânâ.
Tout en secouant par le cordon le sachet de thé dont il vient de se servir, M. Nanda baisse les yeux sur Vârânacî par la fenêtre en essayant de comprendre ce qu’il a vu dans l’appartement sinistré. L’incendie avait été intense, mais circonscrit. Contrôlé. Provoqué. Une charge creuse ? Une décharge de laser infrarouge depuis l’extérieur ?
M. Nanda lance les concertos pour violon de Bach sur son palmeur, se cale dans son fauteuil en cuir, joint les doigts en stûpa et se tourne vers la ville étendue derrière la fenêtre. Elle a été un gourou infaillible et inlassable pour lui. Il la scrute comme un oracle. Vârânacî est la Cité de l’Homme et toute action humaine se reflète dans sa géographie. Ses motifs et traumatismes ont provoqué en lui des éclairs de perspicacité et de sagesse qui dépassent la raison et le rationnel. Aujourd’hui, sa ville lui montre des formes de flammes. Chaque jour, plus d’une dizaine de colonnes de fumée montent d’incendies domestiques. Les nombreuses classes moyennes ont perdu l’habitude d’incinérer les épouses, mais il ne doute pas que certains de ces rubans de fumée plus pâles, plus lointains, soient des « feux de cuisine ».
Tu es en sécurité avec moi, Pârvati, pense-t-il. Tu peux être sûre que je ne te ferai jamais de mal, que je ne me lasserai jamais de toi, car tu es rare, une perle qui n’a pas de prix. Tu es protégée de la satî de l’ennui ou de l’envie de dot.
Les transports de troupes traversent le ciel au même rythme régulier. Combien de lâkhs de soldats, désormais ? Dans la voiture de patrouille, il avait parcouru les grands titres du jour. Des javâns bhâratîs avaient repoussé dans l’ouest d’Allâhâbâd une incursion awadhîe le long de la ligne de chemin de fer. Des robots awadho-américains attaquaient une manifestation bloquant un shatabdi marâthî sur la ligne principale venant de l’Awadh. M. Nanda reconnaît la puanteur de la communication politique des Rânâ, plus forte que n’importe quel encens ou fumée crématoire. Quelle ironie que les Américains, artisans des lois Hamilton, aient choisi de faire la guerre par l’intermédiaire des machines dont ils se méfiaient tant. Si les aeais de dernière génération accédaient un jour aux robots de combat…
Les doigts de M. Nanda s’écartent. Une intuition. Une illumination. Du mouvement près de lui : un châï-boy emporte son sachet usagé sur une soucoupe en argent.
« Châï-wallah. Fais-moi descendre Vikram. Vite.
— Tout de suite, sahb. »
Des appareils militaires aeais de contre-contremesures. Formés pour descendre comme des faucons de chasse assassiner les experts en cyberguerre. Équipés de lasers pulsés. L’arme du crime est dans les parages, elle patrouille dans l’espace aérien sacré de la ville sacrée. Quelqu’un s’est introduit dans les systèmes militaires.
L’odorat de M. Nanda est le premier de ses sens à l’informer de l’arrivée de Vik.
« Vikram.
— Que puis-je pour vous ? »
M. Nanda pivote sur son fauteuil.
« Veuillez me trouver la trace des déplacements de tous les drones militaires aeais qui ont survolé Vârânacî ces douze dernières heures. »
Vikram se mord la lèvre supérieure. Il porte ce jour-là de grosses chaussures de course et des pseudo-shorts qui s’arrêtent à mi-mollet, avec un haut moulant qu’un gros consommateur de glucides tel que lui ferait mieux d’éviter.
« Faisable. Pourquoi ?
— J’ai dans l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un banal incendie volontaire. J’ai dans l’idée qu’il a été provoqué par une décharge délibérée de laser infrarouge à haute énergie par un appareil-aeai militaire. » Vik hausse les sourcils. « Du nouveau sur l’origine du blocage du système de sécurité ?
— Eh bien, ça ne provient pas de la Mutuelle Ahura Mazda de Vârânacî. La source s’est bien protégé le cul, mais nous la retrouverons. Ce qu’on a pu récupérer de Badrinâth nous a fourni des données initiales. On ne sait pas ce qu’ils voulaient détruire, mais ils ont effacé beaucoup de données de valeur avec. On a perdu les bodhisofts de Jim Carrey, Madonna et Phil Collins.
— Je ne crois pas qu’ils s’intéressaient aux bodhisofts, ni même aux informations, dit M. Nanda. Je crois qu’ils en voulaient aux occupants.