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— Comment se fait-il que tout finisse toujours par être une histoire d’humains, même au service d’Autorisation des Aeais ? demande Vikram en sautillant sur ses chaussures de jogging rembourrées. Et la prochaine fois que vous aurez aussi absolument besoin de moi, un simple message suffira. Ces escaliers me tuent, moi. »

Mais ce ne serait pas convenable pour un chef-enquêteur, veut dire M. Nanda. Ordre, propriété, costumes sans taches, varna. Pour sa dixième Holî, sa mère les avait déguisés en petits jedis, avec des robes qui s’agitaient, et les nouveaux super-pistolets à eau du magasin de Chatterjî, ceux avec cinq canons séparés, comme une mitrailleuse Gatling, chacun des canons contenant une des couleurs de la fête. Il avait regardé son frère et sa sœur cadets évoluer en manteaux à capuchon fabriqués à l’aide de vieux draps, agitant leurs tubes de liquides de couleur brillante avec des zoch, zoch, zoch pour abattre les forces du côté obscur. Il ressent à nouveau cette nausée d’embarras à la perspective de se montrer en public dans ces haillons humiliants, avec ces jouets bon marché, alors que tout le monde regardait. Cette nuit-là, il s’était glissé hors de son lit pour tous les emporter au brasero de Dîpendra, le veilleur de nuit, et les confier aux charbons ardents. La colère de son père avait été terrible, la déception et l’incompréhension de sa mère encore pires, mais il avait supporté stoïquement les émotions et les privations, sachant qu’il avait évité bien plus terrible : la honte.

Les doigts de M. Nanda cherchent son lighthoek. Il va appeler Pârvati, pour cette histoire de bébé brahmane, il va lui dire ce qu’il pense vraiment de ces choses. Il va lui dire carrément, elle saura et il n’en sera plus question. Il se glisse le hoek sur l’oreille, ajuste machinalement l’inducteur et va pour passer son appel quand il en reçoit un, extérieur, inattendu.

« Mfff », fait M. Nanda, incommodé. C’est Chauhan.

« Voilà une innovation : c’est moi qui vous appelle. J’ai quelque chose à vous montrer, Nanda. »

« C’était un laser infrarouge, n’est-ce pas ? » demande M. Nanda en entrant dans la morgue. Les corps sont allongés sur des tables en céramique, cadavres-momies ratatinés aux dents découvertes.

« Bien vu », dit, au milieu de ses très sages assistants, le jovial et rude Chauhan dans sa tenue verte de morgue. « Une brève et forte décharge d’un puissant laser infrarouge, presque certainement aéroporté, même si je n’exclurai pas un tir au même niveau depuis la résidence Shânti Rânâ, en face. »

Un corps, plus horriblement carbonisé que les autres, n’est qu’un bâton noir liant les côtes dénudées aux fémurs jaunes, tronqués aux genoux. La puanteur des cheveux, de la chair, des os brûlés est pire dans la morgue municipale neuve et immaculée de Rânâpur que masquée par les hydrocarbures et les polycarbonates de l’appartement, mais il n’y a rien dans cette pièce propre et fraîche qu’un citoyen de Vârânacî ne trouverait nouveau ou dérangeant.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Je le soupçonne de s’être trouvé près de la fenêtre au moment de la boule de feu. Ce n’est pas lui qui nous intéresse », continue Chauhan alors que M. Nanda se penche sur l’inhumaine forme en Y du pirate darwinware. « Plutôt ceux-là. On n’a bien entendu rien pour les identifier, je n’ai fait que jeter un œil pour le moment, mais là c’était un homme et là une femme. Lui européen, de quelque part entre Palerme et Paris, elle indienne du Sud/dravidienne. J’ai l’impression que c’était un couple. À noter que son utérus souffrait d’une grave déformation congénitale et ne pouvait sûrement pas fonctionner. Les bonnes vieilles procédures de police finiront par les identifier, mais j’ai pensé que ceci pourrait vous intéresser. »

Chauhan ouvre un tiroir rembourré d’où il sort deux sachets à preuves en plastique transparent. On voit dans chacun un petit pendentif en ivoire, brûlé et noirci, qui représente un cheval blanc se cabrant dans un cercle chakra de flammes stylisées.

« Vous savez ce que c’est ? demande Chauhan.

— Kalkî », répond M. Nanda. Il soulève un des disques, l’examine à la lumière. Le travail est d’une grande finesse. « La dixième et dernière incarnation de Vishnu. »

Une véritable flopée de singes sacrés se déverse des arbres et approche en bondissant sur ses phalanges pour accueillir la Lexus du Ministère qui s’arrête devant l’entrée du vieux palais de chasse moghol. Le robot sort des buissons de rhododendrons vérifier l’identité du chauffeur. Le personnel a laissé les jardins redevenir mauvaises herbes, redevenir sauvages. L’enquête de sécurité élimine beaucoup de jardiniers, et ceux qui restent ne travaillent pas longtemps aux tarifs du Ministère. La machine s’accroupit devant l’automobile, braquant sa tourelle d’armes sur M. Nanda. Le piston de sa patte gauche fuit par intermittence, ce qui le met de guingois tandis qu’il interroge les droits d’accès. La maintenance décline aussi. M. Nanda pince les lèvres en voyant les singes s’agglutiner sur la voiture, cherchant des fentes de leurs doigts d’homoncules. Ils lui rappellent les mains des cadavres carbonisés dans la morgue immaculée de Chauhan, ces poings noircis et ratatinés. Un langûr perché au bout du capot comme un bouchon de radiateur se masturbe frénétiquement pendant que la Passion selon saint Matthieu tourbillonne autour de M. Nanda.

Insuffisance plus faute plus négligence engendrent défaillance. C’est à cause d’une maintenance insuffisante et d’une sécurité médiocre que le prisonnier a réussi ses deux précédentes évasions. Grâce aussi aux robots furtifs, d’une taille et d’une agilité de cafards.

Ses vérifications terminées, le robot de sécurité s’écarte et regagne les buissons comme un prédateur de la fin du crétacé. M. Nanda fait effectuer un soubresaut à l’automobile pour mettre les singes en fuite. Il détesterait que l’un d’eux se prenne dans les roues. Le Grand Masturbateur bondit du capot. M. Nanda essaye de voir s’il a laissé un vilain barbouillage de semence de singe sur la carrosserie.

À treize ans, écrasé par les hormones et le doute, M. Nanda avait nourri le fantasme d’attraper un singe sacré et de le garder en cage pour briser douloureusement et l’un après l’autre chacun de ses minuscules os d’oiseau. Il ressent encore un peu de la joyeuse colère de ce plaisir.

Quelques singes tenaces restent sur la Lexus du Ministère jusqu’au pied du pavillon. M. Nanda les chasse lorsqu’il pose les pieds sur le gravier rouge et crissant, puis met ses lunettes de soleil. Le marbre moghol blanc est éblouissant dans la lumière de l’après-midi. M. Nanda s’écarte de la voiture afin de voir l’ensemble du palais. C’est une perle cachée, construite en 1613 par le Shâh Ashrâf pour servir de retraite de chasse. Là où les guépards de chasse se déplaçaient dans les haudâs et où les seigneurs moghols lâchaient leurs faucons sur les marécages de Kirakat, des usines et des go-downs en aluminium embouti se poussent du coude de chaque côté du beau pavillon bas. Mais le génie de l’architecte persiste : la maison à colonnades reste isolée, enfouie dans la jungle de ses jardins, cachée à tous ses voisins, n’en voyant aucun. M. Nanda admire l’équilibre du cloître à piliers, la modestie du dôme. Même à Cambridge, au milieu des triomphes du baroque et du gothique perpendiculaire anglais, il avait considéré les architectes islamiques supérieurs à Wren et Reginald Ely. Ils construisaient comme Bach composait : avec force et puissance, avec lumière, espace et géométrie. Ils bâtissaient intemporellement et pour toujours. M. Nanda ne pense pas que cela le gênerait d’être enfermé dans une prison comme celle-ci. Il y aurait la solitude.