Les balayeurs s’inclinent sur son passage, s’activant avec leurs balais de brindilles tandis qu’il monte les petites marches qui mènent au cloître frais, si frais. Des employés du Ministère l’accueillent à la porte et le scannent discrètement de leurs palmeurs. M. Nanda loue leur minutie, mais ils semblent s’ennuyer. Ce sont des fonctionnaires de premier échelon, ils ne sont pas entrés au Ministère pour garder un édifice moghol tombant en ruine. M. Nanda attend que le surveillant ouvre le sas en plastique transparent serti comme un affreux yoni de jouet sexuel dans la paroi d’albâtre sculptée avec un goût exquis. Les derniers voyants de sécurité passent au vert. M. Nanda pénètre dans la salle de réception. Comme toujours, les jâlîs de pierre blanche, la maçonnerie à bandes, la généreuse vastitude des arches en bulbe, les géométries des tuiles azur, les hautes fenêtres pointues masquées par des stores en tissu lui coupent le souffle. Ce n’est toutefois pas l’éclatante harmonie de sa conception qui fait l’intérêt principal de la pièce. Ni même la cage de Faraday méticuleusement insérée dans l’architecture. C’est le cube de plastique transparent de cinq mètres d’arête placé en son centre, maison dans une maison divisée en pièces transparentes par des cloisons en plastique transparent, avec des tuyauteries, un câblage, des chaises, des tables transparents, des toilettes et un lit transparents. Assis pieds nus au milieu de toute cette transparence, un homme à la peau sombre et à la barbe épaisse, un homme à l’embonpoint croissant sous son kurta blanc lit un livre de poche. Il tourne le dos à M. Nanda, mais se lève en entendant le bruit de ses pas sur le marbre frais. Il plisse ses yeux myopes, puis reconnaît son visiteur et approche sa chaise de la paroi transparente. Il pousse de l’orteil le livre de poche au dos brisé. Il porte une bague d’orteil transparente.
« Les mots ne bougent toujours pas.
— Les mots n’ont pas besoin de bouger. C’est vous qu’ils bougent.
— J’admets que c’est un moyen très efficace de comprimer une expérience de réalité virtuelle. Tout ça pour 1,4 méga ? Ça manque quand même vraiment d’interactivité…
— Mais chaque lecteur ressent quelque chose de différent », dit M. Nanda.
L’homme dans le cube de plastique hoche la tête, l’air pensif.
« Où est l’expérience partagée, là-dedans ? Bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Nanda ? »
M. Nanda jette un coup d’œil vers le haut en entendant le bourdonnement de moustique d’une hovercam. L’appareil braque son objectif sur la cage en plastique et remonte en direction des fioritures du dôme. La lumière tombe en colonnes poussiéreuses par les meneaux. M. Nanda plonge la main dans la poche de sa veste et en sort les sachets à preuves, qu’il lève devant lui. L’homme assis sur la chaise en plastique plisse les yeux.
« Approchez ça, je n’y vois rien sans mes lunettes. Vous auriez tout de même pu me les laisser.
— Pas après le coup de la dernière fois, monsieur Anreddy. Le circuit était très ingénieux. »
M. Nanda plaque les sachets sur la paroi de plastique. Le prisonnier s’agenouille. M. Nanda voit sa respiration brouiller la transparence. L’homme étouffe un léger hoquet.
« Où les avez-vous eus ?
— Sur leurs propriétaires.
— Ils sont donc morts.
— Oui. »
J.P. Anreddy, petit asthmatique courtaud d’environ vingt-cinq ans avec trop de poils sur ses joues molles et pas suffisamment de cheveux sur le crâne, est le plus grand succès professionnel de M. Nanda. Il était datarâja du sundarban Simhâ, une importante étape de la filière clandestine servant à l’évasion des aeais quand l’Awadh avait ratifié les lois Hamilton et rendu illégale toute intelligence artificielle d’un niveau supérieur à 2,0. Il avait gagné une fortune cosmologique en maquillant les aeais de haut niveau et leurs certificats d’autorisation afin qu’elles semblent de niveau plus modeste. La fusion homme-machine avait été une vétille pour lui, une extension de ses cent cinquante kilos, principalement constitués de graisse abdominale, en corps robotiques plus souples et plus maniables. Quand M. Nanda était venu l’arrêter pour infraction à la législation sur les aeais, il s’était échappé en lançant charge après charge de robots de service. M. Nanda se souvient du cliquetis des pattes en plastique, les unit en pensée aux petites mains noires des singes en train d’assiéger sa voiture du Ministère. Il frissonne dans l’odeur de poussière de la pièce chaude et lumineuse. Il avait traqué le datarâja dans sa suite de pièces jusqu’à ce qu’Indra se cale sur les puces matricielles protéiniques insérées au bas du crâne d’Anreddy pour lui permettre un interfaçage direct avec ses extensions mécaniques puis les fasse fondre d’une seule impulsion électromagnétique. J.P. Anreddy avait passé trois mois dans le coma, perdu cinquante pour cent de sa masse corporelle et découvert en reprenant conscience que le tribunal lui avait confisqué sa maison pour en faire sa prison. Il vivait désormais au milieu de sa magnifique demeure moghole dans un cube de plastique transparent où les moindres de ses mouvements, inspirations, bouchées et gestes, la moindre égratignure du plastique, la moindre puce ou le moindre insecte qui rampait dessus pouvait être enregistré par hovercam. Il s’était évadé à deux reprises avec l’aide de robots gros comme des punaises. Même s’il ne peut plus les contrôler par la seule force de sa volonté, J.P. Anreddy n’a pas cessé un instant d’aimer les petites intelligences rampantes. Il resterait ainsi assigné à domicile jusqu’à ce qu’il exprime du remords pour ses actes. M. Nanda ne doute pas qu’il mourra et pourrira dans son emballage de plastique. J.P. Anreddy n’a sincèrement pas conscience d’avoir mal agi.
« Comment sont-ils morts ? demande le datarâja.
— Dans un incendie, au quinzième étage de…
— Stop. Badrinâth ? Râdhâ ?
— Aucun survivant.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Nous avons quelques théories. »
Anreddy s’assied, tête baissée, sur le sol de plastique transparent. M. Nanda agite les médaillons, les tient par la chaîne.
« Donc, vous les connaissiez.
— J’avais entendu parler d’eux.
— Leurs noms ?
— Un truc français, même si elle était indienne. Ils avaient travaillé à l’université avant de rejoindre le monde libre. Ils géraient un gros projet, avec un financement important.
— Vous avez déjà entendu parler d’une société de placements appelée Odeco ?
— Tout le monde a entendu parler d’Odeco. Tout le monde libre, je veux dire.
— Vous avez déjà reçu des financements d’Odeco ?
— Je suis un datarâja, grand, sauvage et féroce. L’ennemi public numéro un. Bref, pas particulièrement ce qu’ils recherchaient. J’étais dans la nanorobotique, eux dans les aeais de haut niveau : circuits protéiniques, interfaces neuro-informatiques. »
M. Nanda plaque les amulettes contre le plastique. « Vous connaissez la signification de ce symbole ?
— Le cheval blanc sans cavalier, le dixième avatar.
— Kalkî. Le dernier avatar qui mettra fin à l’Âge de Kâlî. Un nom de légende.
— Vârânacî est une cité de légendes.
— En voici une de notre temps : se pourrait-il que Badrinâth, financé par Odeco, développait une aeai de Troisième Génération ? »
J.P. Anreddy se balance en arrière sur son coccyx, rejette la tête en arrière. Siddha des robots rampants. Il ferme les yeux. M. Nanda pose les amulettes sur les carreaux juste devant Anreddy, puis va lentement remonter le store de la fenêtre. Celui-ci se replie sur lui-même en un large accordéon de tissu blanchi par le soleil.