La main de l’hôtesse s’attarde en vérifiant la ceinture de Vishram, mais il ne s’en rend pas compte à cause d’un tiraillement au niveau du ventre et des couilles quand l’appareil bondit en l’air, baisse le nez et l’emporte au-dessus des tours clinquantes de Vârânacî. Une part de Vishram Ray s’aperçoit inévitablement de la proximité d’une femme séduisante, mais il continue à presser son visage sur le hublot tandis que le jet monte au-dessus des temples, ghâts, palais et havelîs en suivant Gangâ Devî. Il voit des reflets dorés sur le shikhara du temple de Vishvanâtha. La main sur sa cuisse finit par attirer son attention au moment où les réacteurs pivotent à l’horizontale, le pilote conduisant l’appareil à son altitude de croisière.
« Je peux vous trouver de la pommade pour votre front, sahb, dit juste devant lui le visage parfait d’une rondeur de pleine lune.
— Je survivrai, merci », répond Vishram Ray. La première coupe de champagne arrive. Vishram suppose que c’est la première. Il la fera durer, même s’il est censé abuser de l’hospitalité. Le champagne est frais, vraiment excellent, et boire en avion donne toujours à Vishram Ray l’impression d’être un dieu. Il voit les bastîs étalées sous ses pieds, toits en plastique multicolore collés les uns aux autres au point qu’on dirait une nappe étalée par terre pour un festin. L’appareil suit le fleuve jusqu’aux limites de l’espace aérien de Patna, puis met le cap au sud. Vishram devrait lire ses notes, mais le Bhârat l’éblouit. La titanesque conurbation de bidonvilles s’interrompt pour céder la place à un mélange de champs et de villages qui passe rapidement du jaune fatigué au blanc sécheresse au fur et à mesure que l’influence du fleuve diminue. Deux mille ans auparavant, si Vishram avait bel et bien été un dieu traversant le Bhârat sacré pour aller combattre les râkshasas du sombre Sud, il aurait vu un paysage à peu près identique. Puis son œil repère une ligne à haute tension et un groupe d’éoliennes qui tournent sans se presser dans l’air lourd et sec. Des éoliennes Ray Power. Des éoliennes de son frère. Il examine le halo jaune sur l’horizon. Simple effet de son imagination, ou voit-il bien une ligne ombragée dans le smog brun de haute atmosphère, la ligne d’escarmouche de nuages qui avancent ? La mousson, enfin ? La pierre brûlée de la plaine devient beige, jaune, affleurements d’arbres verts au fur et à mesure de l’élévation du terrain. Un plateau oblige le jet à monter, amenant Vishram au-dessus d’une forêt d’altitude. À l’ouest, une colonne de fumée s’élève, poussée vers le nord par le vent. Le vert est un mensonge, la forêt d’altitude est sèche, avide d’incendie après trois années de sécheresse. Vishram termine son champagne – désormais éventé et à la température de sa main – lorsqu’il voit s’allumer le signal « attachez vos ceintures ».
« Puis-je vous débarrasser ? » demande l’hôtesse, une nouvelle fois tout près. Vishram imagine un tic d’irritation sur ce visage parfait et maquillé. J’ai résisté à tes séductions. L’appareil descend en spirale. Un changement de ton dans les turbines indique à Vishram que les réacteurs basculent en mode atterrissage, mais il ne voit rien au sol qui ressemble à un aéroport. Le jet passe si bas au-dessus de la cime des arbres que le souffle de ses moteurs soulève une furieuse tempête de feuilles. Puis, dans un rugissement des réacteurs, Vishram plonge dans la canopée, des oiseaux s’égaillent de chaque côté en une silencieuse explosion d’ailes et, après un léger rebond, Vishram se retrouve posé. Le bruit des moteurs décline jusqu’à un simple gémissement. L’Assamaise procède à l’ouverture de la porte. La chaleur déferle à l’intérieur. L’hôtesse fait signe à Vishram. « Monsieur Ray. » Au pied des marches se tient un vieux Râjput à la superbe moustache blanche et au turban si serré que Vishram, par empathie, sent lui venir une migraine. Une douzaine d’hommes attendent en rang derrière lui, tenue kaki, chapeau au large rebord nettement remonté d’un côté, lourd fusil d’assaut à l’épaule.
« Monsieur Ray, tous nos vœux de bienvenue à la Réserve de Tigres de Palamau », lance le Râjput en s’inclinant.
L’Assamaise reste dans l’avion. Les types à chapeau et fusil se déploient autour d’eux quand, guidé par le Râjput, Vishram s’éloigne de l’appareil posé sur un cercle de terre nue au milieu d’une végétation dense de bambous et de broussailles. Un sentier sablonneux s’enfonce entre les arbres, bordé d’un nombre de solides abris en bois que Vishram trouve excessif. Tous se trouvent à portée d’un sprint paniqué.
« À quoi servent-ils ? s’enquiert Vishram.
— Au cas où des tigres attaquent, répond le Râjput.
— J’aurais cru que toute créature susceptible de nous dévorer se serait enfuie à des kilomètres, avec le bruit que nous avons fait en arrivant.
— Oh, détrompez-vous, monsieur. Ils ont appris à associer le bruit des moteurs d’avion. »
L’associer à quoi ? Vishram sent qu’il devrait poser la question, mais ne peut tout à fait s’y résoudre. C’est un garçon de la ville. De la ville, vous entendez, les mangeurs d’hommes ? Bourré de méchants additifs.
L’air pur sent les plantes, la mort, et le souvenir de l’eau. Chaleur et poussière. Le sentier décrit une courbe telle que l’aire d’atterrissage devient invisible en quelques enjambées. Ce même camouflage masque le pavillon jusqu’aux derniers pas. Ce n’est que verdure, feuilles et bruissements de tiges, puis tout à coup, les troncs deviennent pilotis, échelles, escaliers, et il y a un grand pavillon de chasse en bois suspendu à la cime des arbres, comme un galion soulevé et lâché dans la forêt par une mousson.
Des Blancs en costumes confortables et par conséquent coûteux se penchent sur la rambarde pour l’accueillir avec des sourires et des signes amicaux.
« Monsieur Ray ! Montez à bord ! »
Ils s’alignent au sommet de l’escalier en bois, comme l’équipage d’un navire accueillant un amiral. Clementi, Arthurs, Weitz et Siggurdson. Ils ont la poignée de main ferme, le regard franc et une fausse bonne humeur très École de Commerce. Vishram ne doute pas qu’ils vous pencheraient en avant pour vous enfoncer un club dans le fion au golf ou à n’importe quelle lutte d’influence muy macho. Sa théorie sur le golf est la suivante : ne jamais pratiquer un sport qui vous oblige à vous habiller comme votre grand-père. Il voit se mettre en place un joli petit sketch sur le golf, s’il menait encore le genre de vie où des numéros comiques étaient envisageables.
« Merveilleux endroit pour un déjeuner, ne trouvez-vous pas ? » demande le grand type à l’air intellectuel, Arthurs, en escortant Vishram Ray sur les passerelles en bois qui montent en spirale de plus en plus haut dans la canopée. Vishram jette un coup d’œil en bas. Les types aux fusils lèvent la tête dans sa direction. « Quel dommage que d’après Bhagwândâs ici présent, nous n’ayons presque aucune chance de voir un tigre. » Il parle avec l’accent nasillard et un peu claironnant de Boston. Ce doit donc être le comptable, décide Vishram. À Glasgow, on disait qu’il fallait toujours avoir des juristes catholiques et des comptables protestants. Les deux hommes passent entre des rangées de serveurs vêtus d’élégants pyjamas et de turbans à la Kipling. Des doubles portes en acajou s’ouvrent, sculptées de scènes de bataille du Mahâbhârata, un maître d’hôtel les conduit au repas, une fosse dotée de coussins et d’une table basse qui serait le summum du kitsch sans la vue qui, par les fenêtres panoramiques sous le toit, porte jusqu’au point d’eau. La berge en est piétinée et boueuse, mais Vishram croit voir un chîtal boire l’eau sale et brune à petites gorgées nerveuses, les oreilles pivotant en un qui-vive perpétuel. Il pense à Vârânacî, à ses eaux infectes et ses radars de défense.